Résumé : La répétition de situations victimisantes est l’une des causes majeures des violences perpétrées sur autrui. Plus particulièrement, les traumatismes « éducatifs » sont reproduits compulsivement et rendent leurs victimes vulnérables aux manipulations du pouvoir. Dans certaines circonstances critiques, les dirigeants politiques sont portés à rejouer le drame de leur propre enfance sur la scène publique. Par une sorte de culte voué au refoulement de leurs souffrances, ils conduisent alors une liturgie vengeresse qui ouvre la voie à la violence de masse. Aux États-Unis, un pays encore dominé par la peur, les répercussions collectives des violences infligées aux plus jeunes sont aujourd’hui manifestes. Cette perspective nous enseigne sur la puissance du processus à l’œuvre dans la réalisation de notre conscience.
Les dynamiques qui nous poussent à reproduire, dans nos interactions sociales, les séquelles de vécus traumatiques dissociés de leurs causes font l’objet de vives spéculations depuis l’Antiquité. Dans Œdipe roi, le héros de Sophocle cherche à fuir une destinée tragique, mais ses actes mêmes en précipitent l’issue et sèment la peste dans son royaume, suggérant une implacable fatalité. On se souvient que Sigmund Freud, après avoir pressenti l’origine traumatique des névroses, installe l’Œdipe au centre de sa théorie des pulsions, laquelle tient les victimes d’abus sexuels pour seules responsables de leurs symptômes (Balmary, 1979 ; Masson, 1984). Le fondateur de la psychanalyse reste pourtant convaincu que ses patients vivent sous l’emprise d’une « compulsion de répétition » plus impérieuse encore que le principe de plaisir auquel il attribue l’essentiel des motivations humaines (Freud, 1920).
Disciple de Freud, mais en conflit avec lui sur ce point, Sándor Ferenczi conçoit le traumatisme comme une « commotion psychique » équivalente à l’anéantissement du soi, de la capacité de résister, d’agir et de penser (Ferenczi, 1932). D’une pratique analytique novatrice pour son époque, il déduit que la tendance des victimes à « répéter » un traumatisme notamment en rêve ou dans le cadre de la relation thérapeutique est une tentative du psychisme pour conduire l’évènement commotionnant vers une meilleure issue que celle du refoulement. Pour Freud comme pour Ferenczi, l’origine du traumatisme est cependant toujours d’ordre sexuel.
Le traumatisme de l’éducation
C’est dans le tumulte de la contre-culture américaine des années 1960 qu’apparaissent les premiers travaux montrant l’impact des violences dites « éducatives » sur le psychisme de l’enfant et le caractère destructeur de leur répétition routinière pour l’ensemble de la société. Un mouvement pour les droits de l’enfant s’affirme alors Outre-Atlantique et dénonce à juste titre que les jeunes représentent la minorité la plus opprimée, qu’ils sont traditionnellement ridiculisés par les adultes, humiliés et torturés psychologiquement (Gross, 1977). Dans sa nouvelle « psychogenèse de l’histoire », le psychohistorien Lloyd deMause décrit les débordements auxquels les adultes se livrent au fil des siècles pour gérer leur vécu traumatique en utilisant l’enfant comme exutoire de leurs souffrances (deMause, 1977, 1982). Inspiré par la psychanalyse et le courant de la psychologie humaniste, l’auteur montre par quels mécanismes ces violences sont reproduites d’une génération à l’autre : les parents projettent sur leur descendance des conflits relationnels non résolus, issus de schémas de comportement intériorisés dans l’enfance, et se servent de leur progéniture pour compenser les défaillances de leurs propres parents.
Le sociologue Murray A. Straus est l’un des premiers chercheurs en sciences sociales à tenter de chiffrer l’ampleur des violences exercées contre les enfants dans les familles américaines, qu’il considère comme le « berceau de la violence » (Steinmetz & Straus, 1973). Ses études montrent qu’en 1985, plus de 90 % des parents américains frappent leurs tout-petits et que la plupart d’entre eux recourent aux châtiments corporels pour discipliner enfants et adolescents (Straus, 1994). Dénonçant une société punitive, Straus estime lui aussi que la violence « éducative » est à l’origine de graves problèmes sociaux, allant des agressions entre frères et sœurs à la délinquance juvénile, aux violences exercés contre les femmes, aux déviances sexuelles et à la marginalisation sociale.
L’historien du protestantisme Philip Greven affirme de son côté qu’une prise en compte des conséquences des châtiments corporels prônés par l’Ancien Testament serait aussi cruciale pour les sciences humaines que le fut la « Pierre de Rosette » pour le décryptage des hiéroglyphes (Greven, 1991). Parmi les incidences psychologiques les plus marquantes, Greven note l’emprise de l’anxiété et de la peur dans le psychisme des personnes qui furent frappées au cours de leur enfance. Le fait d’être brutalisé par ceux qui devraient au contraire confirmer sa nature et le protéger provoque chez l’enfant des sentiments de colère, voire de rage, qu’il dirigera vers des supports extérieurs pour conserver une représentation parentale supportable. Ces émotions pourront s’amplifier devant l’indifférence de ses proches, jusqu’aux haines et homicides.
Dès les années 1980, quelques études tendent à montrer que la répétition de situations victimisantes apparaît comme l’une des causes majeures des violences perpétrées sur autrui (van der Kolk, 1989). On découvre que les criminels ont pour la plupart été abusés physiquement et/ou sexuellement. Parmi quatorze jeunes condamnés à mort dont elle a effectué l’évaluation psychiatrique, la psychiatre Dorothy O. Lewis relève par exemple que douze furent sauvagement frappés au cours de leur enfance et cinq sodomisés par des proches (Lewis, 1988). La volonté inconsciente de voir se reproduire les violences subies et le refus d’en comprendre les causes profondes expliquent sans doute qu’à ce jour, aucune législation ayant pour vocation de contrôler les armes à feu n’ait pu être adoptée aux États-Unis.
Fondateur en 1982 du Trauma Center situé près de Boston (Massachusetts), le Dr Bessel van der Kolk fait remarquer que les enfants exposés à la maltraitance, à l’impuissance chronique de parents qui alternent entre violences et manipulations affectives perdent eux-mêmes la maîtrise de leurs émotions (van der Kolk, 1989). Dans certaines circonstances de leur vie d’adultes, des comportements d’adaptation comme le repli sur soi ou l’agressivité refont surface pour leur permettre de gérer des sentiments envahissants. Le chercheur note que cette réaction est actionnée de manière quasi automatique quand le contexte présent réveille des perceptions que le sujet n’associe pas au traumatisme qui les a engendrées. Ainsi, lors d’un sondage téléphonique réalisé quelques jours après le 11 Septembre, les enquêteurs furent-ils surpris d’entendre « un épanchement d’émotions sans précédent tandis qu’ils interrogeaient les gens au téléphone. Certains pleuraient. » (Benedetto & O’Driscoll, 2001) Des citoyens parlèrent plus tard des sentiments de rage et d’impuissance qui les avaient alors submergés. On peut avancer que, n’ayant jamais été confirmés dans leurs souffrances d’enfants confrontés aux violences des adultes, ils ne pouvaient pas faire la différence entre la tragédie qui frappait l’Amérique et les remontées émotionnelles que ce drame suscitait en eux.
D’anciennes victimes manipulables
D’autres études récentes confirment l’impact des mauvais traitements subis dans l’enfance sur le jeune cerveau et ses conséquences à long terme. La maltraitance infantile peut être corrélée à une atrophie de l’hippocampe responsable du traitement des émotions (Teicher, 2012). Parallèlement, les enfants exposés à la violence au sein de leur famille présentent une activité cérébrale anormalement élevée dans la région de l’amygdale (McCrory, 2011). Ces réactions physiologiques d’adaptation sont comparables à celles des soldats exposés au combat et démontrent que l’enfant abusé, violenté et/ou tourmenté psychologiquement développe des symptômes de stress post-traumatique (ESPD). Face à un événement qui dépasse les capacités d’intégration de son système nerveux et le confronte à la perspective de son propre anéantissement, la jeune victime réagit par une anesthésie émotionnelle et physique, qualifiée de « dissociation traumatique ». Mais loin de disparaître, l’empreinte du traumatisme reste piégée dans ses amygdales cérébrales et engendre des réponses de peur conditionnée. Prête à se manifester au moindre stimulus sensoriel rappelant le traumatisme initial, cette mémoire traumatique est une véritable « bombe à retardement » suscitant des attaques de panique, des flash-backs et des réminiscences émotionnelles (Salmona, 2013).
Parents et éducateurs ont d’ailleurs su tirer parti des traumatismes qu’ils infligent à l’enfant pour accroître leur emprise sur lui, actionnant par là l’un des plus puissants leviers du pouvoir. La psychothérapeute Alice Miller a montré qu’après avoir délibérément violé l’intégrité du nourrisson et ignoré ses besoins naturels, les adeptes de la « pédagogie noire » ont recours à d’odieux stratagèmes pour réactiver la terreur chez l’enfant afin de le soumettre à leur despotisme (Miller, 1984). Fidèles à cette tradition punitive importée du Vieux Continent, des psychologues très écoutés en Amérique conseillent d’utiliser le « renforcement positif » pour conditionner les comportements de l’enfant sur la base de carences relationnelles infligées dès sa naissance (Cotton, 2013). Outre d’encourager les parents à frapper leurs enfants quand ces derniers défient leur autorité, le Dr James Dobson préconise par exemple de récompenser le comportement attendu par une sucrerie, un peu d’argent ou même une quelconque flatterie. « Le renforcement verbal, ajoute-t-il, devrait imprégner toute la relation du parent à l’enfant. » (Dobson, 1970) Naviguant entre la récompense d’une élite méritante et l’exclusion du plus grand nombre, le système éducatif américain se révèle essentiellement répressif et comme voué à l’éradication de toute volonté propre chez l’enfant. Certains collèges et lycées ont leurs propres forces de police qui patrouillent dans les couloirs et verbalisent les écoliers pour une insulte ou un écart de conduite (McGreal, 2012).
On a vu que les adultes gèrent ainsi leurs souffrances en utilisant les plus jeunes comme des victimes expiatoires. La dissociation psychique qu’ils activent de manière routinière prend alors une dimension collective par le biais de deux répercussions inévitables : la projection de leurs affects non résolus sur des cibles émissaires et leur identification inconsciente à la figure de l’agresseur que fut initialement le parent répressif. Ces mécanismes psychologiques aujourd’hui bien étudiés (Miller, 1984 ; Salmona, 2013) expliquent par exemple le soutien quasi unanime que les Américains accordèrent à la « guerre globale contre la terreur » engagée par l’administration Bush après le traumatisme du 11 Septembre. La manipulation de leur mémoire traumatique par une faction de néoconservateurs impatients d’intervenir militairement au Moyen-Orient était sans doute à l’origine du sentiment de soulagement que les citoyens éprouvèrent à voir leur président tel un Père en colère annoncer une opération punitive trois jours déjà après les attentats. D’après un sondage, l’indice de popularité de George W. Bush grimpa à 90 % d’opinions favorables, soit le taux d’approbation le plus élevé de ses deux mandats. Un phénomène analogue se reproduisit dix ans plus tard, lorsque Barack Obama annonça la liquidation d’Oussama Ben Laden : la cote du président démocrate grimpa soudainement de dix points et 72 % des personnes interrogées lors d’une enquête se déclarèrent « soulagées » par ce dénouement (Cotton, 2014).
Des dirigeants identifiés au parent répressif
Le premier facteur autorisant la répétition à l’échelle collective des violences subies dans l’intimité des familles est donc le déni même des conséquences psychologiques de ces violences. Plutôt que de reconnaître qu’ils ont souffert dans la relation à leurs parents et éducateurs, les adultes succombent le plus souvent à l’injonction biblique d’honorer père et mère une sentence énonçant l’interdit quasi universel de mettre en cause leurs anciens agresseurs (Miller, 1986 ; Salmona, 2013). Piégées par le « double langage » du discours éducatif qui veut que le « bien » de l’enfant se fasse au détriment de ce qui est effectivement bon pour lui, les victimes de maltraitances pourront transférer sur leurs dirigeants la même problématique inconsciente. Elles idéaliseront d’autant plus facilement ces figures parentales que ceux-ci s’érigeront en rédempteurs, voire en sauveurs messianiques. Pour gagner le soutien de la droite religieuse lors des élections de 2000, George W. Bush se présenta ainsi en « born again » un chrétien nouvellement converti racheté par sa foi. Ses « gaffes » firent sourire ses adversaires politiques, mais le rendirent séduisant aux yeux de millions d’Américains cherchant secrètement une revanche sur les humiliations subies. Ces mêmes exaltés le réélirent en 2004, en dépit de l’indignation provoquée par les tortures d’Abou Ghraib ou de Guantánamo, parce qu’il avait engagé une « guerre sainte » (Cotton, 2014).
La personnalité des dirigeants ainsi plébiscités et les liens qu’entretiennent leur histoire familiale avec la problématique d’un groupe donné forment un second élément de causalité permettant de comprendre les ressorts d’une remise en scène collective. Alice Miller avance qu’Adolf Hitler aurait transféré « son propre traumatisme familial à l’ensemble du peuple allemand » suggérant une proximité quasi fusionnelle entre un meneur et la communauté humaine qu’il représente (Miller, 1984). De ce point de vue, les accointances unissant le clan Bush et ses stratèges néoconservateurs aux destinées de la nation américaine méritent d’être relevées. Un jeune pilote traumatisé par la mort tragique de ses coéquipiers pendant la Seconde Guerre mondiale, le père de George W. Bush ne cessa de promouvoir le développement du complexe militaro-industriel étatsunien au cours de sa carrière politique. Sur son conseil et par loyauté envers ce géniteur méprisant, son fils choisit comme bras droit le « faucon » Dick Cheney et mûrit le dessein d’une « présidence impériale » visant à restaurer la domination de l’Amérique sur le monde (Phillips, 2004). Parmi d’autres prétextes invoqués pour renverser Saddam Hussein en mars 2003, Bush Junior rappela aussi un complot, ourdi dix ans plus tôt par les services secrets irakiens : « Après tout, c’est le type qui a essayé de tuer mon père. » (Lobe, 2004)
Mais les clés permettant de comprendre le rôle joué par George W. Bush pour le peuple américain, en tant que gouverneur du Texas puis comme 43e président des États-Unis, résident sans doute plus précisément dans sa douloureuse histoire personnelle. Le fils aîné d’un affairiste du pétrole voué corps et âme à son enrichissement, « Georgie » dut construire une image idéale de ce père inaccessible. Brutalisé par sa mère qu’il surnommait « l’exécuteur », l’enfant ne trouva aucune tendresse auprès d’elle et développa des mécanismes de défense similaires :
« Mère faisait régner l’ordre. Elle pouvait exploser et comme nous avions des personnalités très proches, je savais comment allumer la mèche. Je la provoquais et elle me réglait mon compte. Si j’étais obscène, comme elle disait, elle me lavait la bouche avec du savon. Ça s’est passé plus d’une fois. » (Bush, 2010)
Symptôme d’une dissociation traumatique le portant à idéaliser ses anciens agresseurs, Bush affirme tout aussitôt que ses parents lui vouaient un amour inconditionnel : « Leur conception de l’éducation était d’offrir de l’amour et de m’encourager à tracer ma propre voie. » Pour survivre à la maltraitance, l’enfant n’a pu que se couper de sa sensibilité naturelle et ce futur handicap conduira notamment l’homme d’État à se montrer indifférent aux conséquences dramatiques de certains de ses choix politiques, visiblement inspirés par une volonté inconsciente de reproduire l’intransigeance de ses éducateurs.
Dérives de la psychologie américaine
La collaboration de psychologues dans la guerre contre le terrorisme menée par l’administration Bush a soulevé l’indignation, notamment du fait de leur implication dans les tortures d’Abu Ghraib ou de Guantánamo. Pourtant, les spécialistes du comportement ont longtemps été applaudis pour leurs recherches parfois douteuses visant à conditionner le cerveau humain.
(03/2013)
Remettre en scène les tortures de l’éducation
Le jeune Bush avait sept ans lorsque survint un drame qui devait encore renforcer l’emprise de la dissociation : la maladie et la mort de sa petite sœur Robin, de trois ans sa cadette. Atteinte d’une leucémie, la fillette fut séparée de son aîné et décéda sans même que ses parents n’informent leur fils de son état privant le jeune garçon de sa capacité à éprouver son chagrin. Comme le relève le psychiatre Justin Frank, le président Bush sera pareillement incapable de prendre la mesure de la tragédie du 11 Septembre et d’exprimer sa douleur. Il passera directement à la rage en désignant Oussama Ben Laden comme la cible de sa prochaine vengeance (Frank, 2004). Cet exemple nous rappelle que lorsque l’expérience du sentiment est bloquée par les interdits éducatifs ou les insuffisances parentales, la seule issue possible est celle de « l’abréaction » à savoir une déviation compulsive de la souffrance, sous une forme destructrice ou autodestructrice (Miller, 1984).
Dans certaines situations, la propension du dirigeant à canaliser l’expression de son désespoir par le recours systématique à une cible émissaire revêt une importance cruciale pour le groupe qu’il représente : on peut alors parler d’une « délégation collective ». Sous le Troisième Reich, la persécution des juifs permit inconsciemment à Hitler de harceler son propre enfant intérieur, traumatisé par la violence de son père et l’impuissance de sa mère à lui venir en aide. Cette aliénation destructrice le rapprochait de nombreux Allemands qui, ayant connu une enfance similaire, applaudirent à ses desseins génocidaires (Miller, 1984). Maltraité par ses éducateurs, George W. Bush s’est aussi distingué par des passages à l’acte que certains dénoncèrent comme une forme de sadisme. À l’université de Yale où il présidait une « fraternité » d’étudiants, le bizutage des nouveaux membres comprenait des tortures, comme le marquage au fer rouge d’une lettre grecque sur le bas de leur dos. « Il n’y a aucune cicatrice physique ou mentale », affirmait Bush en comparant ces blessures à de simples brûlures de cigarettes (Lear, 1967). Mais trois décennies plus tard, un ancien initié révéla que ce rituel entraînait bien des brûlures au second degré, et le scandale prit un tout autre sens lorsqu’en avril 2008, le président Bush admit avoir approuvé les techniques d’interrogatoire que ses conseillers voulaient infliger aux détenus soupçonnés de terrorisme. Certaines rappelaient étrangement les cruelles mises en scène des « fraternités » de Yale ou d’ailleurs (Cotton, 2014).
Plusieurs enquêtes d’opinion montrèrent que les Américains étaient dans l’ensemble favorables à l’usage de tortures et autres mauvais traitements, s’il s’agissait d’acquérir des informations vitales pour la sécurité nationale. L’état de dissociation traumatique dans lequel ils se trouvaient transparaissait d’ailleurs dans leurs préférences en matière de divertissement. Une organisation de critique des contenus télévisuels accessibles aux enfants dénombra 624 scènes de tortures pour l’ensemble des émission diffusées en première partie de soirée entre 2002 et 2005, contre 110 entre 1995 et 2001. Bien que l’usage de la torture fût strictement interdit par les lois fédérales, le feuilleton 24 Heures mettait explicitement en scène un agent fédéral luttant contre une menace terroriste par les moyens les plus extrêmes. D’après une animatrice de radio, le succès de cette série constituait même « un référendum national » autorisant le recours aux interrogatoires coercitifs contre les agents d’Al-Qaida et les juristes de Guantánamo s’en inspirèrent pour approuver dix-huit techniques controversées, dont le sinistre waterboarding ou simulation de noyade (Sands, 2009). Il est donc permis d’avancer que l’administration Bush était en phase avec la nation tout entière lorsqu’elle approuva plusieurs avis de droit dénoncés aujourd’hui comme les « mémos de la torture ».
Réaffirmer l’ordre ancien
La présence d’un troisième élément semble nécessaire pour rassembler un groupe humain autour de la répétition de ses souffrances sur une cible émissaire et amorcer une escalade de violence à large échelle : c’est l’évènement déclencheur agissant comme un facteur de réactivation du traumatisme initial. Dans l’Allemagne nazie, l’incendie criminel du Reichstag permit à Hitler de s’emparer des pleins pouvoirs et d’en finir avec l’humiliante république de Weimar. Les attentats du 11 Septembre eurent un effet catalyseur similaire pour la jeune administration Bush, pressée de rendre à l’Amérique la gloire de son destin manifeste et appelant de ses vœux un « nouveau Pearl Harbor ». Si cette tragédie permit de justifier les guerres contre l’Afghanistan et l’Irak aux yeux de l’opinion publique américaine, une seconde mise en scène dite des « lettres à l’anthrax » raviva la hantise d’une hypothétique guerre bactériologique et précipita l’adoption par le Congrès de lois liberticides. L’état de transe dans lequel se trouvait alors le pays a déjà été souligné. Il fut corroboré par une étude longitudinale révélant un accroissement de 53 % des maladies cardiovasculaires chez les personnes ayant éprouvé un stress intense lors de ces évènements et démontrant la persistance d’une anxiété latente facilement manipulable, notamment par le biais des médias (Holman, 2008).
Le caractère obsessionnel du danger brandi compulsivement par un petit cercle de décideurs a d’ailleurs été confirmé par un initié, le juriste Jack Goldsmith qui occupa quelques mois la direction du Conseil légal du président Bush (Goldsmith, 2007). Tourmentés par l’idée de ne jamais en faire assez pour prévenir le terrorisme, les cadres de l’Exécutif prenaient chaque jour connaissance d’une « liste » de menaces potentielles et vivaient sous l’emprise de leurs propres terreurs refoulées. Le recours à une rhétorique simplificatrice opposant le « Bien » au « Mal » et la réactivation constante des mécanismes de la dissociation traumatique eurent pour conséquences d’exiler leurs souffrances et celles de leurs concitoyens dans l’enceinte de prisons lointaines, où des malheureux croupissaient dans l’angoisse de subir les sévices qu’ils avaient approuvés. Les tortionnaires eux-mêmes, souvent de jeunes soldats traumatisés par l’entraînement subi dans les académies militaires, reproduisirent jusqu’aux extrêmes les abus qu’on leur avait infligés avec un détachement émotionnel manifestant l’intensité de leur dissociation. D’après une étude militaire réalisée en 2006, 44 % des Marines en service actif pensaient que la torture était légitime pour sauver la vie d’un camarade et seuls 38 % estimaient que les civils devaient être traités avec respect (Johnson & Kennedy, 2007).
Une telle perspective donne à penser que le déchaînement de la violence de masse et le déluge de mises en scènes traumatiques qu’elle provoque ont pour finalité inconsciente de réaffirmer « l’ordre ancien », à savoir la domination séculaire des pères sur la conscience de leurs enfants. De ce point de vue, la dynamique historique qui a conduit George W. Bush à la présidence des États-Unis et inspiré sa politique étrangère vengeresse est une illustration des mécanismes collectifs par lesquels les groupes humains font obstacle à l’émergence de valeurs nouvelles en se dressant contre ceux de leurs membres qui les expriment le plus impérieusement. Tel est malheureusement le prix du refus de sentir : dans un pays aujourd’hui dominé par la peur, la violence du rapport éducatif imposé aux plus jeunes devient finalement manifeste, comme l’est aussi l’emprise de ceux qui entendent la perpétuer pour refouler leur propre détresse. En dernière analyse et malgré les souffrances ainsi rejouées, cette dynamique nous enseigne sur la puissance du processus à l’œuvre dans la réalisation de la conscience humaine.
Reconnaître la conscience de l’enfant
Comment rompre le cycle apparemment inexorable de la répétition des situations traumatisantes et mettre un terme à la violence de masse ? En tant qu’êtres humains, nous sommes dépositaires d’une conscience et mus par un besoin irrépressible de comprendre ce que nous vivons. Nos empreintes sont actives tant qu’elles ne sont pas reconnectées au vécu traumatique qui les a entraînées et ces prises de conscience favorisent la jouissance d’une pensée fluide, prélude à l’acte juste. Une pratique intense de l’écoute non jugeante permet de réaliser que l’être traumatisé se libère dès lors qu’il retrouve un positionnement clair face à ce qu’il a subi (Miller, 1986 ; Vermeulen, 2013). De ce point de vue, toutes les initiatives favorisant l’affirmation de « l’être-en-soi » et la compréhension des mécanismes qui l’asservissent peuvent donc participer à l’avènement d’un monde plus apaisé. En particulier, les parents et les professionnels de l’enfance comme de l’adolescence devraient pouvoir accéder largement aux informations leur permettant de réaliser pourquoi ils reproduisent sur les plus jeunes des comportements qui les ont fait souffrir. Lorsqu’une part significative de la population aura pris conscience de ces mécanismes et de leurs conséquences, les manipulations collectives qui découlent de leur ignorance ne pourront tout simplement plus opérer.
Fondée sur la croyance du Mal en l’Homme, la « volonté d’éduquer » est elle-même source de violences et n’offre guère d’issue. Nous devons donc convenir de sa nocivité et lui substituer une véritable relation cherchant à reconnaître la fluidité de la conscience dans laquelle vit chaque enfant. Un petit nombre de nos contemporains réalisent déjà l’importance pour l’enfant et sa mère de la période d’attachement que constituent les premiers mois de la vie. Ils encouragent l’allaitement à la demande, le contact peau à peau et la joie d’être ensemble jusqu’à ce que les petits prennent peu à peu leur autonomie (Cotton, 2011). Lorsque leur bébé grandit, certains jeunes parents adoptent une approche positive de l’éducation, fondée sur l’affirmation des besoins de l’enfant et sur une communication si possible non-violente avec lui. Ils s’engagent simultanément dans un « travail sur soi » qui leur permet de remonter à la source de leurs propres handicaps relationnels, bien souvent des blessures subies dans leur enfance au nom de l’adaptation. Ces prises de conscience individuelles ont une action libératrice non seulement pour la personne qui y accède, mais aussi pour son entourage dont ses enfants font partie et par cascade pour l’ensemble de la communauté humaine.
L’accès à nos souffrances d’enfants nous permet de nous reconnecter à une réalité profondément enfouie dans notre psychisme : aussi loin que porte notre mémoire, nous avons tous été ces êtres conscients que l’aveuglement parental et social a tenté de faire taire. Redécouvrir notre dimension consciente revient à recouvrer progressivement la jouissance de l’ensemble de nos sens et la fluidité de nos réflexions ce dont aucun enfant ne devrait jamais être privé. C’est donc en travaillant sur soi que l’on peut percevoir, puis voir et reconnaître dans les comportements de nos enfants l’activité d’une nature consciente. C’est ainsi que nous nous détachons des projections que nous faisons sur eux, comme de la tentation souvent irrésistible de les soumettre à nos condamnations. Car en tant qu’êtres conscients, nous sommes voués à manifester ce qui a fait obstacle à l’épanouissement de notre nature notamment par des remises en scènes et des passages à l’acte dont nous ne comprenons souvent pas le sens. Les neurosciences n’ont pas pour vocation de nous restituer ce sens, mais elles confirment que la reconnaissance de nos souffrances passées en est le préalable tout comme l’écoute patiente de leur indéfectible expression. C’est sans doute à ce prix que nous pourrons préserver le monde de la violence.
Marc-André Cotton*
© M.A. Cotton 07.2014 / regardconscient.net
De la violence éducative aux mises en scène du pouvoir
La politique américaine est le prolongement d’un système éducatif punitif dont les séquelles débordent largement le cadre national. Quelques pistes pour comprendre comment les violences infligées aux enfants génèrent les guerres.
(04/2013)
*Marc-André Cotton est le co-fondateur avec Sylvie Vermeulen du site regardconscient.net et auteur du livre Au nom du père, les années Bush et l’héritage de la violence éducative (L’Instant présent, 2014), où il analyse les dynamiques sous-jacentes aux violences collectives.
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