Résumé : Certains de leurs jeux nous ravissent, d’autres nous déconcertent. Mais toutes les activités des enfants ont un sens qui nous renvoie à notre désir – ou non – de le découvrir. Avec une spontanéité qui est la manifestation de leur conscience, ils questionnent le comportement de leurs parents et témoignent des rôles dans lesquels s’enferment les adultes.
Le jeu, c’est sérieux ! pourrait-on dire de ce Peps de l’été, en paraphrasant Guiz et Laurent, deux internautes québécois qui s’amusent à revisiter les classiques des premières consoles vidéo et postent leurs capsules sur YouTube. Chaque semaine devant une caméra, entre nostalgie et défoulement, ces deux trentenaires armés de leur manette revivent pour leur public le gameplay de séries cultes comme Mario Kart ou Dragon Power[1].
Le concept vous est étranger ? Cet anglicisme désigne les caractéristiques de l’expérience vidéoludique ressentie par le joueur au contact d’un jeu donné : la fluidité des règles, les possibilités offertes par l’environnement virtuel ou encore les niveaux de difficulté. Un bon gameplay tiendra le joueur en haleine même pour un cru de vingt ans tandis qu’un mauvais finira par lasser. C’est que la passion du jeu nous habite !
Une profusion de métaphores
La longue liste des expressions courantes faisant référence à cette activité spécifiquement humaine devrait nous en convaincre. Il y a d’abord se prendre au jeu qui désigne clairement notre goût pour la chose. Celui qui veut bien jouer le jeu, c’est-à-dire en accepter les règles, pourrait à son tour mener le jeu et ainsi tirer son épingle du jeu entendez sauvegarder ses propres intérêts.
Mais parfois, ce n’est pas de jeu !, locution par laquelle on exprime une contrariété. Face à un mauvais joueur, il faut oser voir dans le jeu de l’adversaire et même abattre son jeu à moins de jouer cartes sur tables dès le début. Car en affaires comme en amour, certains n’hésitent pas à sortir le grand jeu ou à jouer des coudes en espérant bientôt jouer dans la cour des grands…
Cette profusion de métaphores renvoie à la complexité des relations humaines, bien souvent dominées par des enjeux de pouvoir que nous sommes attachés à mettre en scène dans nos activités ludiques comme dans nos interactions personnelles. Même le banal jeu de cartes est un reflet de la structure qui hiérarchise nos sociétés depuis des siècles : le roi, la dame, le valet ou encore l’as !
« Jeux de mains, jeux de vilains ! »
Alors pourquoi cette même disposition au jeu a-t-elle été si longtemps méprisée chez l’enfant qui s’y consacre pourtant spontanément dès les premiers mois de sa vie ? Ce n’est qu’en 1989 que la Convention relative aux droits de l’enfant lui reconnaît le droit « de se livrer au jeu » au sens restreint d’activité récréative[2]. Ce mépris collectif transparaît toujours dans la formule d’usage courant : « C’est un jeu d’enfant ! »
Mes grands-parents aimaient jouer au jass un jeu de cartes suisse proche de la belote et je me souviens encore de leurs joutes passionnées. Cela ne les empêchait pas de réprouver nos jeux d’enfants avec sévérité. « Jeux de mains, jeux de vilains ! » disait alors mémé. De son côté, maman nous décochait un sarcastique « Mais, tu t’amuses ! » si notre activité lui paraissait futile ou désinvolte en comparaison de la sienne, de sorte qu’elle nous laissait rarement « désœuvrés ».
Par ce genre d’injonctions à caractère éducatif, les adultes font comprendre à l’enfant qu’il doit réprimer sa spontanéité et conformer son comportement à leurs valeurs notamment l’obéissance aux règles de leur milieu social et l’acquisition des compétences qu’ils jugent utiles. Le jeune en vient à penser que ce qui le motive n’a pas de raison d’être et finit par douter de lui-même.
Freud et le jeu de la bobine
En interprétant ainsi les jeux de l’enfant, l’adulte lui fait porter l’entière responsabilité de ce qu’il manifeste. Sigmund Freud observait par exemple un bambin jeter pensivement ses jouets après le départ de sa mère en balbutiant le mot « fort » loin en allemand. Dans les mêmes circonstances, il le vit un jour saisir une bobine de bois attachée à un fil, la lancer par-dessus son petit lit à rideau de sorte qu’elle disparaisse, puis la faire revenir avec soulagement en tirant sur le fil.
Freud en conclut que l’enfant avait réalisé une « grande performance culturelle » en renonçant à sa « satisfaction pulsionnelle » pour accepter sans colère l’absence de sa mère. Son jeu répétitif mettait en scène cette séparation douloureuse qu’il avait trouvé le moyen d’interrompre à sa guise pour adoucir l’attente du retour maternel. Pour lui, l’enfant était en quelque sorte devenu « maître de la situation[3] ».
Pourtant, comment ne pas sentir que Freud passe ici à côté de l’essentiel à savoir la souffrance de l’enfant et la manière éloquente dont celui-ci l’exprime par son jeu en dépit de l’interdit parental ? Au lieu de réaliser l’importance pour le bambin d’une présence maternelle sécurisante, le père de la psychanalyse valorise l’adaptation de l’enfant à l’absence de sa mère un arrachement dont il a d’ailleurs lui-même souffert.
Reconnaître la conscience de l’enfant
Un autre souvenir d’enfance me revient. Sans doute par dérision pour Brassens que maman appréciait et parce qu’on s’ennuyait l’été à la montagne, papa nous avait suggéré d’aller à la chasse aux papillons. Il nous avait confectionné un filet de fortune et s’amusait à nous voir sauter à travers champs en quête de chatoyants lépidoptères. Je me souviens encore de la fascination que j’éprouvais à les regarder « s’endormir » dans le bocal d’éther.
Ce n’était pourtant pas un jeu cruel, mais l’expression précise du sentiment que j’éprouvais moi-même sous le feu des injonctions éducatives : mon être s’éteignait au profit d’un dressage que les adultes nomment savoir-vivre. Mais comment le dire et qui voudrait l’entendre ? Jubilation de légèreté et de candeur, le papillon évoquait la jouissance de ma conscience d’enfant et sa mort programmée l’anesthésie de ma sensibilité.
J’ai retrouvé ces sentiments intimes lors d’une séance d’écoute et ils me firent l’effet d’une délivrance. Personne ne semble en effet réaliser que l’enfant est le dépositaire d’une sensibilité à laquelle nous devons reconnaître les qualités de la conscience. Quand son développement naturel est entravé par des comportements inadéquats, il manifeste spontanément cette conscience et nous invite à le réaliser.
Aujourd’hui, si les parents donnent volontiers une place au jeu dans la vie de leurs enfants, c’est bien souvent pour les pousser à acquérir de nouvelles compétences. Mais le sens de la spontanéité des plus jeunes nous échappe. Celle-ci nous renvoie à la formidable énergie qu’ils mettent en œuvre pour questionner le comportement de leurs éducateurs envers eux et témoigner des rôles dans lesquels s’enferment les adultes.
Car dans ses jeux, l’enfant n’est pas encore identifié à ce qu’il manifeste, mais a besoin de notre désir de voir pour en saisir le sens. Alors osons nous poser cette question : qu’est-ce que mon enfant me dit quand il joue ?
Marc-André Cotton
© M.A. Cotton 07.2013 / regardconscient.net
Mémoire familiale : mais pourquoi nos enfants ont-ils besoin de savoir ?
Un programme inhabituel diffusé par France 2 entrouvre la porte de nos mémoires familiales. L’occasion de se pencher sur l’origine de notre inaltérable soif de vérité.
(10/2012)
Notes :
[1] Voir la page YouTube de Guiz De Pessemier et Laurent LaSalle.
[2] « Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant », 21.11.1989, article 31.
[3] Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, 1920, Presses Universitaires de France, 2010, pp. 13-15.