Revue PEPS


Moraliser la vie politique ? Une affaire de famille !


par Marc-André Cotton


Cet article est paru dans la revue PEPS No 5 (automne 2013).

 

 

Résumé : En France, les débats sur la Loi sur la transparence de la vie publique montrent que les schémas relationnels subis dans la famille sont remis en scène jusque dans la sphère politique. Une raison d’accorder à nos enfants toute l’attention que requiert l’épanouissement de leur sensibilité.

 

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Début avril, après plusieurs mois de dénégations, l’ancien ministre du Budget Jérôme Cahuzac avoue avoir détenu un compte en Suisse, sur lequel étaient déposés quelque 600 000 euros, transférés depuis à Singapour. Il est immédiatement mis en examen pour blanchiment de fraude fiscale.

Alors que dans le programme de réduction des déficits publics, l’homme incarnait la rigueur et l’austérité, la nouvelle fait l’effet d’une bombe. Le président François Hollande intervient à la télévision et promet une lutte impitoyable contre les conflits d’intérêts. Un projet de loi est présenté en Conseil des ministres et les déclarations de patrimoine des membres du gouvernement sont rendues publiques.


Volonté moralisatrice

Quelques mois plus tard cependant, le Parlement adopte un texte minimaliste. Certes, les élus déclareront l’intégralité de leurs activités professionnelles pour limiter le lobbying, mais les avocats et autres professionnels réglementés pourront poursuivre leurs activités de « conseil ». Au contraire des ministres, les élus n’auront pas à publier ce qu’ils possèdent et les citoyens voulant connaître le patrimoine de leurs représentants devront se déplacer en préfecture.

Le président de l’Assemblée nationale a d’ailleurs mis en garde « contre toute initiative qui viendrait alimenter le populisme » – entendez par là le ras-le-bol des gens ordinaires devant les privilèges réservés aux élus. En conséquence de l’hostilité de ces derniers, la Loi sur la transparence de la vie publique ne sera pas à la hauteur de la volonté moralisatrice affichée par le chef de l’État[1].

Alors le champ politique restera-t-il ce lieu de perdition où l’on peut succomber au « péché de convoitise » ? Les « affaires » persisteront-elles à ponctuer le rythme de la vie publique ? Et surtout quelle législation pourra jamais nous en préserver ?


Mentir par peur d’être condamné

Pour poser un regard conscient sur l’actualité, il est nécessaire de garder en mémoire que nous rejouons tous sur la scène publique les dynamiques de nos histoires non résolues. En tant que mandataires des attentes de la population, nos représentants politiques participent à ces mises en scène, avec leur génie propre et leur problématique personnelle. Contre toute attente, ils peuvent contribuer à nos prises de conscience, au travers d’agissements parfois déconcertants.

S’exprimant sur son blog après sa mise en examen, Cahuzac a demandé « pardon » et s’est dit dévasté par le remords. « J’ai été pris dans la spirale du mensonge, explique-t-il, et je m’y suis fourvoyé. » Tel un enfant surpris les doigts dans un pot de confiture, il admet avoir menti par peur d’être condamné. Sans doute y a-t-il dans son attitude une clé de compréhension.

Car dès l’annonce du scandale, les rôles sont distribués (fig. 1). En père de la nation, le président dirige une république qu’il voudrait exemplaire – du moins le fait-il croire. C’est lui qui ordonne de châtier pour l’exemple le polisson qui s’est fait prendre – une partition jouée par l’ex-ministre passible de cinq années de prison. Quant aux autres chenapans déterminés à conserver leurs privilèges, ils se débattent pour échapper aux foudres paternelles. Il n’est jusqu’à la ministre du Logement Cécile Duflot – dans le rôle de la mère indignée – pour dénoncer l’intransigeance du gouvernement en matière de politique économique et sociale[2].

 


Fig. 1 : L’Assemblée nationale comme représentation de la famille traditionnelle : à gauche l’enfant désobéissant et à droite, le père réprobateur.

 


Une représentation de la famille traditionnelle

Vous trouvez que je force le trait ? La nouvelle majorité ne fait-elle pas progresser le chantier visant à renforcer la déontologie des acteurs publics, là où le précédent gouvernement s’était contenté d’un effet de manche après l’affaire Woerth-Bettencourt ? Pas sûr, tant le spectacle fait penser à un petit règlement de compte entre amis !

En tant que représentation de la famille traditionnelle, cette mise en scène illustre par contre ce que certains élus de gauche ont en commun avec leurs homologues de l’opposition : un mépris affiché pour le vécu de l’enfant, conséquence d’une éducation particulièrement répressive. C’est ce rapport relationnel imposé dans l’intimité familiale qui détermine en retour la gestion de la vie publique. De ce point de vue, le cas de Cahuzac est exemplaire.

Travailleur acharné et volontiers cassant avec ses interlocuteurs, l’ex-ministre aurait la raideur d’un officier prussien, d’après Le Figaro. Adepte de sports extrêmes et boxeur à ses heures, il a parfois réglé ses comptes avec les poings, assure Le Monde. Il y a deux ans, alors député-maire de Villeneuve-sur-Lot, Jérôme Cahuzac s’en était pris physiquement à un jeune qui l’invectivait au cours d’une tentative de conciliation. L’édile lui avait asséné deux claques avant de répondre sur le même ton : « Tu me respectes. Tu ne me tutoies pas [3]! »


Le prix de l’acharnement

Cet autoritarisme revendiqué, Cahuzac le doit certainement à son père, un ancien résistant dans le Sud-Ouest muré dans le silence. Sa mère, issue d’un milieu pétainiste, aurait organisé un réseau d’exfiltration de juifs vers l’Espagne pendant l’Occupation. « Je suis un maquisard, » dira leur fils après sa mise en examen, comme en écho à ce passé énigmatique qui lui valut aussi quelques amitiés d’extrême droite. Et une fâcheuse tendance à la mystification[4].

Au sein d’un précédent gouvernement socialiste, puis à la tête de Cahuzac Conseil, ce chirurgien de formation a d’ailleurs mis en œuvre ce mode d’adaptation issu de l’enfance pour des activités de lobbying. En privé, il reconnaît s’être beaucoup enrichi en officiant comme « conseiller technique » en faveur de laboratoires pharmaceutiques  – une complaisance aujourd’hui critiquée, mais qui servit l’ensemble de la classe politique[5].

Sa réussite professionnelle ressemble à une cuirasse lui permettant de gérer le sentiment de ne jamais avoir pu satisfaire les attentes parentales. À force d’acharnement, mais au prix de sa sensibilité, Cahuzac a voulu maintenir cette souffrance à distance. N’est-ce pas pour sa pugnacité qu’il fut appelé à Bercy en vue de réduire au scalpel le déficit des comptes publics ?


Un « bouc émissaire idéal »

Aujourd’hui, l’ex-ministre se vit comme une victime expiatoire chargée des péchés de la république. « Je suis le bouc émissaire idéal de toutes les turpitudes politiques, se défend Cahuzac dans une interview accordée à Europe 1. Ils m’ont tous jugé par avance, même certains qui se disaient mes amis. » Estimant que son compte en Suisse était « une erreur de sa vie d’avant », il garde le sentiment d’avoir toujours été irréprochable dans sa carrière politique[6].

Cette rare confidence venant d’un homme peu enclin à s’épancher sur ses sentiments nous ramène à l’enfant qui a enduré la violence des projections que ses proches firent sur lui. Certes, il reconnaît tant bien que mal avoir commis une faute, mais se sent profondément innocent. Si la posture peut surprendre, voire irriter, de la part d’un magistrat ayant sciemment violé la loi, elle s’explique par l’intensité des émotions qui remontent en lui de l’enfance.

Car nos enfants sont trop souvent rendus responsables de nos souffrances non reconnues et victimes des jugements péremptoires des adultes – en d’autres termes des « boucs émissaires » un peu commodes. Les sentiments d’impuissance et de trahison qu’ils refoulent sont à la mesure de l’injustice qui leur est faite. C’est toute l’intensité de ce drame intime qu’ils seront parfois portés à remettre en scène au cours de leur existence – souvent sans en comprendre le sens. La conviction d’être innocent peut alors justifier bien des méfaits.


Respecter la nature de l’enfant

Pour devenir des adultes émotionnellement équilibrés, nos enfants ont besoin de l’attention que requiert l’épanouissement de leur sensibilité. Cela implique de notre part une écoute et la confiance que leurs sentiments ne mentent jamais.

S’ils grandissent cependant dans le mensonge, ils en garderont l’empreinte et cette problématique les poursuivra inévitablement à l’âge adulte. En tant que parents, c’est un enseignement que l’on peut retirer de « l’affaire » Cahuzac – me semble-t-il.

Quant au débat sur la moralisation de la vie publique, il pourrait faire long feu. Gageons que la question n’aura plus d’objet lorsqu’un nombre appréciable de jeunes adultes, ayant grandi dans le respect de leur nature consciente, cesseront d’en manifester le déni.

Marc-André Cotton

 

En savoir plus

La tentation autoritaire, une réponse forgée dès l’enfance
La poussée de l’extrême droite en Europe se comprend en relisant les études d’Adorno, un philosophe de l’École de Francfort ayant fui le fascisme avant la Seconde guerre mondiale. Il démontra avec rigueur que l’absence de dialogue entre parents et enfants contribue à la formation de la personnalité autoritaire et au succès des idéologies populistes.
(12/2014)

 


Notes :

[1] Laure Bretton, « La morale entamée au Parlement », Libération, 21.6.2013.

[2] Elsa Freyssenet, « Affaire Cahuzac : Duflot réclame une inflexion de la politique économique et sociale », Les Echos, 03.04.2013.

[3] Jérôme Souffrice, « Cahuzac assène les claques », Sud-Ouest, 23.04.2011.

[4] Ariane Chemin, « Dans la tête de Jérôme Cahuzac, Le Monde, 06.06.2013.

[5] Yann Saint-Sernin, « Années 90 : quand Jérôme Cahuzac travaillait avec les labos pharmaceutiques », Sud-Ouest, 16.12.2012.

[6] Jérôme Cahuzac, interviewé par Alexandre Kara, « Jérôme Cahuzac : “Je suis le bouc émissaire idéal” », Europe 1, 26.6.2013.