Revue PEPS


La tentation autoritaire, une réponse forgée dès l’enfance


par Marc-André Cotton


Cet article est paru dans la revue Peps No 9 (automne 2014).

 

 

Résumé : La poussée de l’extrême droite en Europe se comprend en relisant les études d’Adorno, un philosophe de l’école de Francfort ayant fui le fascisme avant la Seconde guerre mondiale. Il démontra avec rigueur que l’absence de dialogue entre parents et enfants contribue à la formation de la personnalité autoritaire et au succès des idéologies populistes.

 

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Les élections européennes de mai dernier ont vu presque partout progresser les partis populistes hostiles à la construction européenne. En France, le Front national a emporté vingt-quatre sièges – largement devant l’UMP et le PS – et revendique désormais le statut de première force politique du pays. Le Parti autrichien de la liberté et Aube dorée en Grèce, deux formations nationalistes farouchement opposées à l’immigration, ont décroché respectivement quatre et trois sièges – et le premier élu néonazi allemand a fait son entrée au Parlement[1].

Bien qu’hétéroclite, cette poussée de l’extrême droite déconcerte parce qu’elle fait resurgir des pages sombres de notre histoire commune. Mais l’une de ses premières conséquences est la perte de l’influence française au sein même du Parlement européen, désormais vent debout contre la vague europhobe. Marginalisé, le parti de Marine Le Pen n’est pas parvenu à former un groupe politique et siègera parmi les non inscrits exclus des postes à responsabilité. « Sur les 74 eurodéputés français, 24 sont des élus du Front national et ne servent à rien ! déplore l’ancien président de la commission du Budget. Résultat, nous sommes moins nombreux aujourd’hui que la délégation polonaise[2]. »


Sirènes de l’autoritarisme

Les électeurs du Front national pourraient s’en mordre les doigts puisque leur vote protestataire renforce en fin de compte le poids de l’Allemagne – grand vainqueur du système européen, tant sur le plan économique que politique – et confirme du même coup le déclin du rayonnement français en Europe. On peut donc se demander pourquoi l’expression de leur « ras-le-bol » a pris la forme d’une adhésion irréfléchie aux thèses frontistes qui ne leur laisse aujourd’hui guère d’autre choix que celui de la radicalisation ou de l’indifférence.

Dans ses Études sur la personnalité autoritaire, un ouvrage collectif publié après la Seconde guerre mondiale, le philosophe et sociologue d’origine allemande Theodor W. Adorno a remarquablement décrit les mécanismes psychologiques pouvant conduire un individu à être réceptif à une propagande populiste, voire à la stigmatisation de groupes minoritaires sur la base de caractères ethniques ou culturels. L’un des principaux représentants de l’École de Francfort, Adorno avait dû fuir le nazisme et s’était intéressé, dès les années 1940, aux opinions et attitudes exprimées par des personnes qui, dans un contexte économique ou politique particulier, succombaient aux sirènes de l’autoritarisme – ce qu’il appelait « l’individu potentiellement fasciste » – et il leur découvrit des points communs[3].

Adorno et son équipe remarquèrent que les individus adhérant fortement à des valeurs dites « conventionnelles » obéissaient aussi en toute bonne foi aux ordres d’un agent extérieur et pouvaient facilement échanger une idéologie contre un autre, en apparence très différente – passant par exemple du communisme au nationalisme. Ces personnes acquiesçaient notamment à l’idée que l’obéissance et le respect de l’autorité sont les vertus les plus importantes que les enfants devraient apprendre. Les chercheurs firent l’hypothèse que cet asservissement découlait d’un échec dans le développement d’un jugement autonome, autrement dit dans celui d’une conscience propre.


Une agressivité ordinaire

Pour Adorno, la soumission à l’autoritarisme parental contribue largement au potentiel antidémocratique présent dans les idéologies populistes en rendant l’individu vulnérable à la manipulation. Il explique en effet que l’hostilité refoulée par l’enfant dans le cercle de la famille se verra déplacée vers des groupes externes – que l’on accusera projectivement de despotisme, de cupidité ou de malveillance. Ainsi l’individu qui a été contraint de vivre dans un système de règles rigides au cours de son enfance court-il le risque de rechercher des cibles émissaires sur lesquels déverser une agressivité devenue ordinaire et de ne pas accepter que d’autres que lui restent « impunis » puisque lui l’a été.

« Une fois que l’individu s’est convaincu lui-même qu’il existe des gens qui devraient être punis, explique Adorno, il dispose d’un canal à travers lequel ses impulsions agressives les plus profondes peuvent s’exprimer, même s’il se considère lui-même comme un individu absolument moral[4]. » On pourrait rajouter que cette personne doit le faire parce qu’elle est incapable de mettre en cause ses parents du fait de la terreur que ces derniers lui ont inspirée et tout aussi impuissante à comprendre l’origine réelle de ses frustrations.

Cette « faiblesse du moi » s’exprimerait aussi dans la tendance de ces individus à refuser l’introspection, à se contenter d’explication simplistes, voire magiques, ou à se détourner d’une compréhension plus large des phénomènes – autant de subterfuges pour rester à distance de remontées émotionnelles génératrices d’anxiété. L’inclination à opposer compulsivement le bien au mal, le faible au dominant ou la victime au bourreau relève aussi de cette gestion de la terreur qui s’exprime tant par l’indignation morale que par le cynisme ou l’agressivité autoritaire.


La peur de la punition

Les investigations de ces chercheurs les amèneront à proposer une curieuse « échelle du fascisme » – un indice statistique composite résumant les tendances plus ou moins autoritaires des personnes interviewées – dans laquelle les valeurs les plus élevées correspondent à l’expression du plus grand nombre de préjugés et aux convictions les plus punitives. Malheureusement, ce qui nous intéresse ici ne figure pas dans la version française abrégée du livre d’Adorno, mais dans son édition américaine originale aujourd’hui épuisée.

Dans un chapitre intitulé Parents and childhood as seen through the interviews [les parents et l’enfance tels qu’ils transparaissent dans les interviews] et sur la base d’une série d’entretiens qualitatifs, une collaboratrice d’Adorno énumère les nombreux liens existant entre la violence éducative subie et le résultat obtenu par l’adulte sur « l’échelle du fascisme ». Les personnes atteignant les résultats les plus élevés exprimèrent par exemple une admiration excessive pour leurs parents, allant jusqu’à innocenter leurs persécuteurs – une attitude pouvant être corrélée à une plus grande soumission à l’autorité en général. À l’inverse, les scores les plus bas se montrèrent plus critiques envers leurs géniteurs et en même temps plus humains[5].

Plusieurs hommes au score élevé se déclarèrent favorables aux sanctions les plus sévères, certains avouant même une jouissance à l’idée de châtiment. Chez ce type de personnalité aux convictions conservatrices, la peur de la punition les empêchait encore de transgresser la moindre règle au nom de leur moralité. D’autres hommes victimes d’agressions au cours de l’enfance dirent avoir exprimé leurs frustrations en fuguant ou en se livrant à la délinquance – l’un d’eux étant devenu voleur « parce que son père ne le comprenait pas ». L’impossibilité d’une confrontation réelle avec leurs parents, dont souffraient les individus ayant un résultat élevé dans le classement d’Adorno, les confinait dans une dépendance psychologique à l’égard d’un « leader » susceptible de leur promettre le soutien dont ils ont manqué.

Une vaste étude réalisée il y a près de soixante-dix ans et qui conserve toute son actualité !

Marc-André Cotton

 

En savoir plus

Violences éducatives et champ social
La répétition de situations victimisantes est l’une des causes majeures des violences perpétrées sur autrui. Plus particulièrement, les traumatismes « éducatifs » sont reproduits compulsivement et rendent leurs victimes vulnérables aux manipulations du pouvoir.
(07/2014)

 


Notes :

[1] Curieusement, il siégera à la commission des libertés civiles, une instance notamment responsable du respect des droits de l’homme et de la lutte contre les discriminations. Lire « Un néonazi à la commission des libertés du Parlement européen », Le Monde, 09.07.2014.

[2] Alain Lamassoure, cité par Cécile Barbière, « Les Français récupèrent les miettes pour les postes au Parlement européen », EurActiv.fr, 03.07.2014.

[3] Pour une version raccourcie en français, lire Theodor W. Adorno, « Études sur la personnalité autoritaire », éditions Allia, 2007.

[4] Theodor W. Adorno, Ibid., p. 66.

[5] Else Frenkel-Brunswik, “Parents and childhood as seen through the interviews”, in Theodor W. Adorno et al., The Authoritarian Personality, Vol. I, Harper & Brothers, 1950, pp. 337-389. Malheureusement, cette partie ne figure pas dans la version française abrégée, mais la version américaine est disponible ici.