Conférence donnée à l’Université d’été de PEPS, le 13 juillet 2014


Les répercussions des violences familiales sur la société


par Marc-André Cotton

 

 

Résumé : L’enfant vit dans une continuité de conscience à condition que le processus d’attachement qui le relie à sa mère soit respecté dès sa naissance. Dans le cas contraire, il gardera en mémoire l’empreinte d’un arrachement relationnel et restera attaché à manifester cette rupture par des schémas de comportement dont nous ne comprenons pas toujours le sens. Les conséquences de cette mémoire traumatiques vont se manifester à divers niveaux de la vie sociale, engendrant parfois des violences collectives insoupçonnées.

 

 


Image 1 : Accueil

Bonjour, je suis donc Marc-André Cotton et l’un des rédacteurs de votre magazine favori ! Avec Sylvie Vermeulen, j’anime également le site Regard conscient consacré à l’impact du vécu de l’enfance sur la vie de l’adulte et sur la société en général. J’ai aussi récemment publié un livre, Au Nom du Père, dont nous allons parler un peu. Mais ce que j’aimerais faire avant tout, c’est essayer de préciser avec vous ce qui caractérise la conscience de nos enfant et les conséquences du déni de cette conscience. Car c’est bien de cela qu’il s’agit lorsqu’on parle de violences faites aux enfants : un déni de leur conscience. Vous allez voir que l’engagement qui nous réuni ici pour leur bien-être – et pour le nôtre ! – comporte une dimension collective qui fait de la parentalité un véritable levier de transformation sociale.  Mais commençons par le début !


Image 2 : La nature consciente de l’enfant

Vous connaissez certainement cette image extraite du livre de Frédérick Leboyer, Pour une naissance sans violence, paru en 1980 déjà ! Elle montre un nouveau-né paisible, sans masque de souffrance nous dit Leboyer, serein parce que comblé.  Il vit dans une continuité de conscience dont témoigne cette belle expression. Son cerveau est « immature » prétendent les neurologues, mais nous sentons que son être est là – tout entier. Il a seulement besoin de la disponibilité de sa mère, de la sécurité de son père pour grandir. Sa conscience est faite de sensibilité à ses besoins vitaux. Mais lorsqu’il cherche le sein de sa mère, il forme déjà les bases de son rapport au monde.  Sa mère est-elle ouverte et accueillante ou au contraire indisponible parce qu’absorbée par ses souffrances à elle ? Son père sait-il l’enjeu de ces instants d’intimité ?

C’est tout le processus d’attachement dont nous connaissons l’importance pour l’équilibre psychoaffectif de l’enfant. Que se passe-t-il pour lui quand cette continuité est rompue, comme ici dans une salle d’accouchement ? L’enfant garde en mémoire l’empreinte d’un arrachement relationnel – c’est-à-dire une rupture dans la réalisation de sa conscience. Une rupture qui est la première de beaucoup d’autres puisque l’enfant débarque dans une famille qui porte une problématique. Nous verrons tout-à-l’heure quel sens donner à ce mot. Il doit s’adaper pour survivre, ce qui revient à gérer ses souffrances – et là aussi nous allons voir comment.

Partons donc du principe que l’enfant naît conscient et que sa nature consciente s’exprime d’abord par sa sensibilité. S’il n’est pas entendu dans ses besoins, il manifeste une frustration, voire une détresse. Ce ne sont pas des caprices, mais bien les signes qu’un processus naturel a été contrarié – et cela constitue une empreinte.  Pour tenter de résoudre cette empreinte, il restera attaché à manifester ce qui a fait obstacle à la réalisation de sa conscience. Par exemple par des schémas de comportement qui semblent déroutants de prime abord, mais qui reflètent exactement la manière dont ce processus a été entravé. Nous avons là une dimension qui nous remène à la parentalité : comment être à l’écoute de mon enfant, sachant qu’il manifeste des souffrances que j’ai contribué à engendrer. Pas évident ! C’est la raison pour laquelle il est important de comprendre les mécanismes pour prendre un peu de recul. Je vais tâcher de m’en expliquer en faisant un petit détour par les neurosciences.


Image 3 : La conscience « sidérée »

Que se passe-t-il dans la tête d’un enfant confronté à la frustration de ses besoins, à une situation blessante pour lui, voire à la violence des adultes ? Sur cette question, je fais référence aux travaux du Dr Muriel Salmona, auteure du Livre noir des violences sexuelles. Il est important de réaliser que l’enfant ne « comprend » pas ce qui lui arrive, il est littéralement sidéré. En cas de stress extrême, son système nerveux n’a pas la capacité d’intégrer l’impact occasionné : sa vie est en danger. D’ailleurs quand un adulte reconnaît avoir été violenté dans son enfance, il rajoute souvent : « Mais je n’en suis pas mort ! » Cela ramène sans doute à cette peur de mourir. D’après plusieurs études, les enfants maltraités développent des symptômes de stress post-traumatique tout-à-fait comparables à ceux de soldats exposés au combat. C’est dire l’intensité du traumatisme pour le jeune être humain.

Pour saisir ce qui se passe, voyons comment réagit le cerveau en cas de stress intense. Dans la zone profonde du cerveau, en rouge sur le dessin, vous voyez l’amygdale cérébrale qui permet à l’organisme de répondre rapidement à une situation de danger – le centre de la gestion des crises en quelque sorte ! En bleu vous avez l’hippocampe et en vert le cortex préfrontal qui nous permettent d’intégrer nos expériences et de construire notre mémoire consciente. En temps normal, l’influx émotionnel passant par l’amygdale est naturellement traité par l’hippocampe et le cortex cérébral – c’est-à-dire par la conscience. Il y a donc une intégration progressive de l’expérience vécue et notamment de sa dimension émotionnelle. En cas de stress intense, l’amygdale court-circuite l’hippocampe pour répondre rapidement au danger en produisant de l’adrénaline et du cortisol qui stimulent l’activité cardiaque et musculaire.

Mais si le stress est trop intense, il y a surproduction de ces hormones, avec un risque de mort pour l’organisme – arrêt cardique notamment. Le cerveau enclenche alors un mécanisme de sauvegarde qui isole l’amygdale à l’aide de puissantes endorphines qui sont – rappelons-le – comparables à des drogues dures. C’est ce que les neurologues appellent le mécanisme de la dissociation traumatique. Conséquence : la réponse émotionnelle est éteinte même si les violences continuent. Cette forme d’anesthésie donne à l’enfant maltraité – et plus tard à l’adulte– une sensation d’irréalité, de déconnexion, voire d’indifférence et de mépris pour la souffrance. Mais souvenons-nous que la charge émotionnelle n’a pas disparu, elle n’a pas été intégrée par le système nerveux et reste piégée dans l’amygdale. Et cette mémoire traumatique va ressurgir au moindre stimulus rappelant le traumatisme initial – ce que j’appellerai une remontée émotionnelle. Le vécu sensoriel est alors comparable à l’empreinte initiale, donnant à la personne le sentiment de revivre le traumatisme. C’est comme si le passé faisait irruption dans le présent, comme si le temps était aboli ! C’est très angoissant !

Généralement – car nous verrons qu’il y a une autre issue qui est l’accueil conscient de la remontée émotionnelle – l’ancienne victime va alors réactiver le mécanisme de la dissociation. Elle va augmenter son taux d’adrénaline par le biais d’une activité frénétique, de prises de risque ou de divers types de violences dirigées contre elle-même ou contre autrui. Nous avons ce paradoxe que l’exercice de la violence – notamment contre autrui – permet à l’agresseur d’anesthésier sa propre souffrance. Mais cela perpétue évidemment le cycle de la violence, notamment au travers des enfants. D’un strict point de vue neurophysiologique, c’est la raison pour laquelle les anciennes victimes tendent à reproduire les violences qu’elles ont subies.

Mais d’un point de vue plus large, ces remises en scène sont aussi une manifestation du déni de leur être – et cette souffrance peut être reconnue, accueillie consciemment : « C’est vrai, j’ai souffert dans mon enfance et ma souffrance a des conséquences sur le présent. Je peux rendre à mes parents ces violences qu’il m’ont infligées et qui ne m’appartiennent pas. Je peux souhaiter ne pas les reproduire sur mes enfants. » Bien que dramatique, une remise en scène – nous parlerons aussi de rejouement – est  donc encore une expression de notre nature consciente ! Alors comment comprendre une telle chose d’un point de vue collectif ?


Image 4 : Conscience et mémoire traumatique

Je vous propose de partir de cette image historique, issue de la propagande allemande d’avant-guerre. Elle a été prise en 1932 par Heinrich Hoffmann, le photographe personnel de Hitler, au siège du parti nazi de Münich. Ces jeunes gens semblent fascinés par la figure d’un Père à la fois attentif et déterminé – apparemment bien disposé à leur égard. Un père qu’ils n’ont pas eu précisément, et qu’ils projettent compulsivement sur leur leader qu’ils idolâtrent. Bien sûr, nous connaissons la tragédie qui s’ensuivit. Nous savons également que cette fascination découlait d’une autre tragédie : celle de leur enfance si bien illustrée par le film de Michael Haneke, Le Ruban Blanc.

En l’occurrence, la mémoire traumatique de ces jeunes Allemands a été réactivée dans le contexte de l’entre-deux guerre. C’est la mémoire des coups et des humiliations qui les a fait soutenir Hitler et justifier une guerre totale – catalyseur d’adrénaline. Ce mécanisme de projection de souffrances individuelles refoulées sur la personne d’un dirigeant idéalisé peut être analysé dans d’autres contextes. Le plus récent étant peut-être la proclamation, il y a quinze jours, d’un Etat islamique d’Irak par les djihadistes d’Abou Bakr al Baghdadi, qui vient d’être nommé calife. Les mêmes dynamiques d’idéalisation du père, de projection de la haine sur une cible émissaire et de sacralisation de la violence peuvent être décryptées dans le contexte arabo-musulman.

Ce fanatisme étant nourri par un profond mépris pour l’enfant qui caractérise l’éducation des fondamentalistes. Mais ce qui nous intéresse ici ce sont des mécanismes. Nous avons donc cette mémoire traumatique qui résulte du déni de l’enfant et de ses besoins – déni manifesté par des violences exercées contre lui et plus ou moins reconnues comme telles. Et nous avons ce processus de manifestation qui prend la forme de passages à l’acte, de mises en scène parfois violentes – que j’ai qualifié de rejouements pour insister sur le fait qu’ils sollicitent notre conscience. C’est parce qu’il a été gravement brutalisé et humilié par ses parents que Hitler s’est vengé sur les ennemis de la nation allemande. C’est pour la même raison que les Allemands l’ont suivi. Aujourd’hui, c’est parce qu’ils ont été anéantis par leurs éducateurs que sunnites et chiites s’entretuent au Moyen-Orient.

Voilà le genre de prise de conscience que la notion de rejouement peut apporter. Il s’agit là évidemment d’exemples extrêmes et d’une lecture simplifiée des évènements. Mais un travail personnel m’a montré avec quelle précision le vécu de l’enfance affleure à la conscience par l’inexorable mécanisme du rejouement. En dépit de son caractère douloureux, il nous offre ainsi l’occasion de nous en libérer peu à peu. J’aimerais donc vous en dire un peu plus maintenant en prenant pour exemple l’histoire d’un homme qui – paradoxalement – n’était pas un partisan de la punition.


Image 5 : L’enfance de B. F. Skinner

Voici une photographie du petit Burrhus Frederic Skinner, qui sera l’un des fondateurs du béhaviorisme – ce que l’on nomme aujourd’hui la psychologie comportementale. Il naquit au début du XXe siècle, en Pennsylvanie, et comme le montre cette image, c’était un enfant sage ! C’est-à-dire très éduqué ! Comment sa nature consciente a-t-elle été traumatisée et quelles formes va prendre le mécanisme de rejouement dont nous avons parlé à l’instant ? Sur un plan plus général, comment le déni dont il a fait l’objet va-t-il entrer en résonance avec la société américaine, et finalement marquer toute la psychologie d’après-guerre ? Pour le comprendre, je dois d’abord parler du regard que l’on portait à l’époque sur le nourrisson, de la manière dont les tout jeunes enfants étaient traités.

Voici une brochure publiée à l’intention des jeunes mères par le pionnier de la pédiatrie américaine, le Dr Luther Emmett Holt – paradoxalement intitulée Save the babies – où l’on peut lire notamment : « Le nouveau-né doit être placé dans une pièce tranquille et sombre et ne pas être mis au sein avant cinq ou six heures… Dans les premières vingt-quatre heures, il ne doit pas têter plus de quatre fois… Dès le troisième jour, il doit être allaité toutes les trois heures, mais jamais plus de vingt minutes… L’allaitement doit être réglé par l’horloge… » Dans un autre livre, il écrit : « S’il suce ses mains, on peut l’en empêcher en lui mettant des gants ou en attachant celles-ci sur le côté pendant son sommeil… » En d’autres termes, non seulement les bébés étaient privés de besoins essentiels comme la présence physique de la mère ou l’allaitement à la demande, mais l’expression de leurs souffrance – la succion du pouce par exemple – était sévèrement réprimée.

Revenons au jeune Skinner issu, qui plus est, d’un milieu très victorien. Dans une autobiographie, il écrit que sa mère faillit mourir en lui donnant la vie : il fut brutalement séparé d’elle et en a souffert. On sait par exemple que ses parents se plaignaient de ses cris nocturnes. Comme je l’ai indiqué, le maternage était à l’époque « réglé par l’horloge » – surtout dans la bourgeoisie. Il ne fait donc guère de doute qu’il n’a pas été nourri à la demande, mais bien « éduqué » tant pour le nourrissage que pour la propreté. Une véritable torture pour le nourrisson et donc la formation inévitable d’une mémoire traumatique.

Nous verrons qu’une mise en scène de ce maternage défaillant s’est matérialisée dans son oeuvre scientifique. De façon à mon sens révélatrice, ses recherches se sont portées sur le moyen de conditionner des animaux de laboratoire en contrôlant leur nourriture dans ses fameuse « boîte de Skinner ». Un peu comme s’il faisait subir à ces cobayes ce qu’il avait lui-même subi – sans pour autant le comprendre. Plus tard, sa mère condamna également sa sensualité et Skinner écrira qu’il était terrifié à l’idée d’être découvert en train de se masturber.

En pareil cas, sa mère avait menacé « de l’écorcher vif » ! Leur nom de famille, Skinner, signifiant justement l’écorcheur… Ce qui nous ramène à la violence de son éducation dont Skinner s’est déconnectée – même s’il se rappelle avoir été puni.  Il écrira ne s’être jamais remis de la peur de l’enfer – une « véritable torture spirituelle » – et évitait soigneusement la désapprobation parentale. Bien qu’opposé aux châtiments corporels, il va inventer une nouvelle méthode de conditionnement qu’il appellera le renforcement positif. J’y viens dans un instant, mais essayons d’abord de faire le point : quel impact le vécu de l’enfance – à l’évidence traumatisant – a-t-il pu avoir sur la personnalité du scientifique ?


Image 6 : La « problématique » de Skinner

Cela m’amène d’abord à préciser ce que j’entends par problématique. Je veux parler de la gestion – plus ou moins valorisée socialement – d’un ensemble de conséquences découlant du vécu traumatique de l’enfant et de sa famille. Elle peut se manifester par des symptôme comme des crises d’angoisse ou des phobies, des troubles compulsifs ou encore des épisodes dépressifs. Il peut s’agir de schémas de comportements ou de mouvements d’humeur, d’attitudes décalées face à la réalité. Pour faire court, c’est une structure d’adaptation manifestant chez l’adulte le déni de la conscience de l’enfant qu’il ou elle a été. Qu’en est-il de Skinner ? C’est un homme coupé de ses sentiments, qui expérimente sur des êtres vivants les effets de la privation de besoins essentiels – comme la nourriture ou le contact physique.

En fait, il cherche à les dresser puisqu’il parvient à faire danser un pigeon – grâce à ce qu’il appelle le conditionnement opérant. Y a-t-il un rapport avec les privations et le dressage éducatif qu’il a lui-même subis ? Je le pense, car son obsession le conduira à faire de même avec sa seconde fille, Deborah, que l’on voit ici dans son baby tender. C’était une sorte de grande couveuse vitrée et isolée, équipée d’un chauffage et d’air conditionné. Skinner y plaça l’enfant dès son retour de la maternité – la privant largement de contact avec sa mère. à onze mois, elle y passait encore le plus clair de son temps et Skinner remarquait qu’elle avait ainsi une chambre à peu de frais. Plus intéressant d’après lui : il pouvait modifier le comportement du bébé à sa convenance. En augmentant légèrement la température, Skinner observait que l’enfant dormait plus longtemps. En la rabaissant au contraire légèrement, il pouvait faire taire ses pleurs et ses protestations.

Voilà le genre de mises en scènes que Skinner a élaborées en réponse aux traumatismes de sa petite enfance. à son insu, c’est ainsi que sa conscience s’est exprimée au travers de rejouements assez complexes – il faut l’admettre. Il aurait pu accueillir ses souffrances – c’était un homme capable d’une grande introspection – mais il ne l’a pas fait sans doute pour ne pas ressentir la désapprobation de ses parents. Nous allons maintenant ouvrir la boîte de Skinner pour voir comment le scientifique a théorisé la chose… Il y a là un passage au concept qui me paraît important pour comprendre la notion de rejouement collectif cette fois.


Image 7 : Le renforcement positif

Sur la base d’expériences innombrables calquées sur son dispositif, Skinner finit par se convaincre que tout ce qu’expriment les organismes vivants peut être conditionné. à condition justement – car les mots ont un sens – de jouer avec la frustration de leurs besoins essentiels. Dans son ouvrage Science and Human Behavior, il écrit par exemple : « Il n’est pas vrai qu’un cheval peut être conduit à l’abreuvoir, mais qu’on ne peut pas le forcer à boire. En lui imposant d’abord une privation sévère, on peut être sûr que l’action de boire se produira. »

Skinner suggère de le priver d’eau ou de lui donner du sel. Alors le cheval se dirigera de lui-même vers l’abreuvoir, sans qu’aucun coup de cravache ne soit nécessaire. Bien qu’opposé aux châtiments, Skinner théorise donc une forme de répression qui se révèle être une manière plus sournoise de punir, car les contraintes exercées ne sont pas apparentes. Ce qui me paraît important de relever, c’est que Skinner décrit ici la base sur laquelle il a lui-même été domestiqué, si je peux dire – le fameux enfant sage que nous avons vu tout-à-l’heure.

Sur un ensemble de frustrations, il a répondu par désespoir aux exigences de ses parents. Evidemment, c’est aussi ce que vivent nos enfants qui sont d’autant plus manipulables – par exemple avec des récompenses – qu’ils ont souffert d’un manque. Certains éducateurs présentent d’ailleurs le renforcement positif comme une continuité logique des châtiments corporels appliqués aux jeunes enfants. Je vous cite simplement l’un d’entre eux, le psychologue américain James Dobson qui écrit :  « Le renforcement verbal – entendez flatteries et même flagorneries – devrait imprégner toute la relation du parent à l’enfant. » Son livre Osez discipliner vos enfants, toujours réédité, s’est vendu à 3 millions et demi d’exemplaires aux états-Unis ! Vous avez là un exemple de déni collectif de la conscience enfantine et donc d’une mémoire traumatique collective. Mais voyons jusqu’où peuvent transparaître les conséquences de ce déni.


Image 8 : Tortures psychologiques

Dans les années 1950, à la suite des travaux de Skinner, des psychologues expérimentent secrètement les effets de la privation sensorielle à la demande du gouvernement. Ici, un volontaire est placé dans une boîte obscure destinée à supprimer presque tout stimulus sensoriel. Remarquez qu’on lui a enfilé des gants pour qu’il ne puisse pas se toucher – ce qui rappelle les conseils du Dr Holt aux jeunes mères, un demi-siècle auparavant. On découvre qu’après quatre heures de ce traitement, le sujet n’est plus en mesure de suivre un raisonnement logique. Après 48 heures, il éprouve des effets comparables à ceux de puissantes drogues. Ses repères existentiels volent en éclat. On incorpore bientôt ces découvertes aux manuels de torture utilisés par la CIA durant la Guerre froide. Des psychologues les affinent pour entraîner les jeunes recrues à augmenter leur résistance – comme sur cette image. Je vous lis ce qu’a vécu l’une de ces recrues, parmi d’autres supplices : J’ai été enfermé dans une toute petite boîte… Ils passaient de la musique thaï, une sonnerie de téléphone, ce genre de choses et pendant tout ce temps, ils ne vous laissaient pas vous asseoir… Une fois dans la grande boîte, ils vous mettaient en position de stress… Ils vous faisaient tenir vos bras en l’air et vous harcelaient…

Une journaliste du New Yorker dira que c’est de là que le virus de la torture s’est propagé. Lorsqu’on leur en donnera l’ordre, ces soldats seront en effet disposés à reproduire les mêmes tortures sur les détenus soupçonnés d’activités terroristes – puisqu’ils devront gérer leur mémoire traumatique en devenant des bourreaux. Remarquez l’insensibilité du spectateur – coupé de ses émotions. Cette même déconnection explique sans doute que, d’après un sondage, près de la moitié des Américains ont soutenu la torture dans le contexte de la guerre contre le terrorisme. Voilà ! En prenant un exemple un peu éloigné de nous, j’ai voulu vous montrer quelles conséquences pouvait avoir à la fois le déni de la conscience des enfants et la persistance des adultes dans leur aveuglement. On pourrait évidemment trouver d’autres exemples, j’en cite de nombreux dans mon livre, mais je pense que l’essentiel est d’en comprendre les mécanismes : Déni égale mémoire traumatique, égale nécessité de gérer cette mémoire en rejouant plus ou moins les traumatismes subis. L’alternative étant l’accueil conscient de nos souffrances. C’est pourquoi je terminerai par cette dernière image qui nous ramène à ce qui nous réunit ici!


Image 9 : L’enfant, un être conscient !

L’enfant est un être conscient, mais ça n’est pas comme cela que nous le considérons généralement. Nous le voyons au travers de nos projections – sois parfait ! Il a besoin d’écoute et de sécurité émotionnelle pour grandir. S’il n’est pas entendu dans ses besoins, il s’adapte mais ce processus d’adaptation est générateur d’une problématique particulière. Cette dernière est encore une manifestation de sa nature consciente susceptible d’être prise en compte et résolue. Mais ce qui permet cette résolution, c’est la conscience des adultes qui l’entourent – en particulier ses parents. D’où l’importance de s’interroger sur nos propres souffrances d’enfant et de dégager les empreintes qu’elles nous ont laissées. Considérant les violences qu’occasionnent les rejouements de ces souffrances, ce devrait être une priorité nationale !

Je vous remercie pour votre écoute et vous passe maintenant la parole.

 

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Violences éducatives et champ social
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(07/2014)