Résumé : Les récentes tueries de Paris et de Copenhague montrent que les conséquences délétères de la maltraitance doivent être mieux prises en compte dans nos sociétés multiculturelles et faire l’objet de mesures préventives auprès de toutes les communautés concernées.
Depuis la publication, en septembre 2005, de douze dessins de presse représentant Mahomet par le quotidien danois Jyllands-Posten, le débat sur l’intégration des immigrés de confession musulmane dans l’espace européen s’est considérablement durci. Avant même d’être reprises en France par Charlie Hebdo, ces caricatures ont opposé les partisans d’une liberté de presse sans concession aux tenants d’un point de vue moins catégorique selon lequel l’exercice de la libre expression, bien que fondamental, ne devrait pas sciemment heurter les croyances de certaines communautés culturelles.
Un sentiment grandissant d’insécurité
Après les tueries de Paris, puis de Copenhague, la menace que représente l’intégrisme islamiste pour nos démocraties n’est malheureusement plus à démontrer au point que certaines voix ont évoqué un « choc des civilisations » à l’américaine[1]. Sans la prise de conscience des causes réelles de ces extrêmes, la mise en œuvre de mesures répressives susceptibles de répondre à un sentiment grandissant d’insécurité comporte le risque d’accentuer les fractures sociales existantes.
Certes, des millions de citoyens sont descendus dans la rue pour réaffirmer leur attachement aux valeurs républicaines autour d’une formule qui a fait le tour du monde : « Je suis Charlie. » En France, le dispositif sécuritaire déployé par le gouvernement a été plutôt bien accueilli, tout comme son plan de lutte contre la radicalisation des détenus emprisonnés et la propagande djihadiste.
Pourtant, peu s’émeuvent de l’inflation préoccupante des nouvelles procédures judiciaires, dites de comparution immédiate, visant à criminaliser des propos tenus parfois sous l’effet de la colère ou de l’alcool, et débouchant sur de lourdes sanctions assorties d’incarcérations à l’audience. Dans un communiqué, le Syndicat français de la magistrature s’est ainsi inquiété qu’une justice pénale expéditive puisse devenir « l’exutoire de la condamnation morale » et faire l’économie d’un discernement plus que jamais nécessaire[2].
La transmission de la violence
Une société ainsi ébranlée dans ses fondements va souvent réagir par la désignation d’une ou de plusieurs « cibles émissaires » susceptibles d’endosser une réprobation générale ce mécanisme de compensation engendrant un éphémère réconfort. Mais les dynamiques plus larges, qui déploient leurs effets sur la durée et mettent en cause un plus grand nombre d’acteurs sociaux, sont alors mésestimées, voire délibérément ignorées.
Ainsi en va-t-il des dynamiques de transmission de la violence qui prennent leur source dans les familles et que certains jeunes remettent en scène dans l’espace public, notamment par des voies de faits ou des crimes graves. Au processus normal d’intégration psychique des expériences de l’enfance se seront substitués des réflexes de défense et d’attaque archaïques faisant barrage à un vécu insupportable toujours actif à leur insu.
On sait en effet que le passé traumatique d’une lignée familiale ne « passe » pas tant que son impact émotionnel et psychologique n’a pas été reconnu, tout au moins partiellement. Les affects non résolus par les adultes conservent alors une charge pathogène et se déversent particulièrement sur leurs enfants et petits-enfants, qui deviennent les otages d’une loyauté culturelle inconsciente gravitant autour de la violence subie.
Abandon affectif et marginalisation sociale
Est-il possible d’aborder sous cet angle la genèse des récentes tragédies ? Les informations révélées à ce jour par la presse montrent que les profils des tueurs de Paris et de Copenhague ont au moins deux choses en commun : une enfance placée sous le signe de la violence et de l’abandon affectif, et des comportements à risque qui les ont entraînés vers la marginalisation sociale, le crime et enfin le djihad.
Des drames ont marqué leurs jeunes années et formé dans leur psychisme ce que l’on nomme aujourd’hui une « mémoire traumatique ». Pour les jeunes frères Kouachi, alors âgés de 10 et 12 ans, la découverte dans leur appartement du corps de leur mère qui venait de se suicider. Pour Amedy Coulibaly qui avait 18 ans, la mort de son meilleur ami, tué sous ses yeux lors d’un cambriolage.
Ces scènes terribles faisaient écho à des violences antérieures qui ont poussé ces jeunes gens vers d’autres ruptures : le ghetto, le foyer ou encore la prison. Une militante associative a confié à Reporterre le type de maltraitances auquel sont livrés les enfants de ces quartiers : des coups bien sûr, mais aussi des brûlures de fer à repasser et des abus sexuels commis par des pédophiles. Proche de ces jeunes à l’époque, elle témoigne : « Je me souviens de ces gamins dont le père était toujours saoul, et s’endormait avant que les enfants ne rentrent de l’école. Il fermait à clef, les enfants dormaient dans les escaliers[3]. »
Rapports offensifs
Les Occidentaux condamnent les terroristes puis les instrumentalisent au profit de leur édifice éducatif. Ils ne font pas de liens entre la violence de ces passages à l’acte et celle qui est à l’origine de leur soumission aveugle à l’ordre du père.
(04/2004)
Corpus idéologique ou religieux
Un tel désarroi affectif explique sans doute qu’ils aient trouvé chez les intégristes une autre « famille » susceptible de les valoriser et projeté leur salut sur un « mentor » comme Djamel Beghal, un ancien membre du Groupe islamique algérien dont le rôle dans la radicalisation des terroristes de Paris a été plusieurs fois souligné. « Moi, c’est la religion la première, j’en ai rien à foutre de la famille » expliquera Coulibaly à celui-ci sans savoir que des policiers l’avaient placé sur écoute[4].
Le tueur de Copenhague était lui aussi un gamin de la rue et ancien membre de gang, qui s’est radicalisé lors d’une récente incarcération. À sa sortie de prison, Omar El-Hussein ne discutait plus de filles ni de voiture, seulement de religion, de Gaza ou encore d’une accession au paradis. D’origine palestinienne, il a grandi dans le quartier immigrant de Nørrebro. Un sociologue l’ayant interviewé en 2008 le décrit comme « un loser du ghetto vraiment très en colère contre la société danoise[5] ».
Cette haine posée sur le monde occidental et ses attributs éclaire un autre trait commun aux tueurs : le besoin de « supports » pour déverser rageusement la charge émotionnelle accumulée tout au long de leur sombre existence. Quand un corpus idéologique ou religieux vient légitimer cette fureur pathogène, le passage à l’acte est d’autant plus à craindre qu’il s’accompagne de certaines gratifications affectives projetées dans le futur : être vu comme un martyr par exemple.
Reconnaître le déni de l’être
Et c’est alors qu’apparaissent les conséquences de l’aliénation relationnelle dont ces jeunes furent les premières victimes. Dans la quête d’un modèle paternel, ils ont embrassé la figure mythifiée du prophète celle que véhiculent leurs cultures depuis des siècles. À l’image du père tyrannique de la famille patriarcale traditionnelle, on sait qu’elle ne souffre aucune mise en cause et c’est pourquoi la caricature, vécue comme un « blasphème », leur est insupportable.
S’ils ont choisi de se tourner vers une interprétation radicale de l’islam, c’est parce que celle-ci manifeste précisément l’avilissement de l’être qu’ils éprouvaient et pourraient infliger à leur tour, dans une dernière excitation mortifère : semer l’épouvante comme ils ont eux-mêmes été terrifiés, refuser à l’autre le droit d’exister, annihiler la Vie là où la leur a aussi été sacrifiée. L’actualité ne manque pas d’exemples montrant que l’idéologie salafiste à laquelle ces jeunes se sont identifiés est vecteur d’un tel déni de l’être.
Depuis la fin de la Seconde guerre et avec l’adoption, il y a vingt-cinq ans, de la Convention internationale des Droits de l’enfant, les sociétés occidentales sont porteuses d’un autre projet : celui d’accompagner peu à peu nos petits dans l’épanouissement de leur personne. Pour leur avenir, mais aussi pour le nôtre. C’est un message qu’il convient de réaffirmer auprès de chaque communauté religieuse ou culturelle, et jusque dans les cités où l’intolérance prospère sur le terreau de l’injustice et de la maltraitance. En parallèle à une nécessaire prise en compte des dangers de la radicalisation, c’est un programme ambitieux auquel nos pouvoirs publics devraient s’atteler sans tarder.
Marc-André Cotton
© M. A. Cotton 04.2015 / regardconscient.net
Violences éducatives : la France épinglée
Pour la troisième fois, notre pays a été rappelé à l’ordre par le Conseil de l’Europe parce que la loi ne condamne pas encore explicitement les châtiments corporels en milieu familial, scolaire et autre. Sollicitée par une ONG britannique pour la protection des enfants, cette instance vient en effet de confirmer que la France viole l’article 17 de la Charte sociale européenne révisée qui oblige les États signataires à « interdire et sanctionner toute forme de violence à l’encontre des enfants[6] ». À ce jour, 27 membres du Conseil de l’Europe ont adopté une telle législation, mais la jurisprudence française concède encore aux parents un « droit de correction » désormais contesté.
Médecin généraliste et coordinateur de la campagne de la Fondation pour l’enfance contre les violences faites aux enfants, le Dr Gilles Lazimi explique : « La fessée est un mot qui est là pour nous empêcher de penser qu’il s’agit de violence[7]. » Ancienne adjointe du Défenseur des droits en charge de l’enfance, Marie Derain estime que la Convention sur les droits de l’enfant est toujours mal appliquée en France : « Plus on pousse les droits de l’enfant, plus certains voient cela comme une menace pour l’autorité des adultes, c’est le signe d’une société fragile[8]. » Reste que pour l’actuelle Secrétaire d’État à la famille Laurence Rossignol, la nécessaire évolution des mentalités ne devrait pas passer par une nouvelle loi.
MCo
Attentats de Paris : au coeur du traumatisme
Ce que nous ont montré ces jeunes Français d’origine arabe, c’est l’horreur du déni fait à leur conscience depuis leur conception même. Un regard, non pas fou, mais vidé de toute sensibilité humaine par des siècles de répression subie à travers les générations.
(11/2015)
Notes :
[1] D’après le titre de l’ouvrage du politologue américain Samuel Huntington, une thèse souvent invoquée pour justifier la guerre globale contre le terrorisme lancée à l’époque par l’administration Bush.
[2] « Apologie du terrorisme : Résister à l’injonction de la répression immédiate ! », communiqué du Syndicat de la magistrature, 20.01.2015.
[3] Evelyne, interviewée par Eloïse Lebourg, « L’enfance misérable des frères Kouachi », Reporterre, 15.01.2015.
[4] Emeline Cazi, Luc Bronner, « Amedy Coulibaly, la fabrique d’un terroriste », Le Temps, 15.01.2015.
[5] Andrès Allemand, « Le tueur de Copenhague était un “loser du ghetto” », Tribune de Genève, 18.02.2015.
[6] Comité européen des Droits sociaux du Conseil de l’Europe, « Réclamation No 92/2013 », publiée le 4 mars 2015.
[7] Dr Gilles Lazimi s’exprimant dans l’émission 28’, Arte, 04.03.2015.
[8] Marie Derain interviewée par Gaëlle Dupont, « La convention sur les droits de l'enfant toujours mal appliquée en France », Le Monde, 20.11.2014.