Conférence présentée à la foire éco-bio d’Alsace, le 16 mai 2015.


De la violence « éducative » à une parentalité consciente


par Marc-André Cotton

 

 

Résumé : Sans le savoir, nous sommes porteurs du regard, parfois terrifiant, que nos parents ont eu sur nous et le reproduisons avec nos enfants. Il y a une alchimie de la terreur dont témoigne la scène du « sacrifice d’Isaac » et qui rend compte des violences collectives. Ce phénomène est bien compris des neurosciences qui parlent de la « sidération » occasionnée par les violences éducatives, avec comme paradoxe que ces brutalités sont reproduites comme un moyen d’anesthésier nos mémoires traumatiques. Sur la base de nombreux exemples, il est ici question de se libérer de ces mécanismes destructeurs pour découvrir une parentalité consciente.

 

 


Image 1 : Présentation

Bonjour, je suis donc Marc-André Cotton et l’un des rédacteurs de Peps, le magazine de la parentalité positive, qui tient un stand sur ce salon.

Avec Sylvie Vermeulen, j’anime aussi le site Internet Regard conscient qui s’intéresse aux conséquences de la violence éducative et à ce qu’on nomme parfois le « travail sur soi ».

Le magazine Peps vient de publier un numéro spécial à l’occasion de la journée de la non-violence éducative, qui a lieu chaque année le 30 avril.

C’est un trimestriel écrit par des parents et pour les parents afin de promouvoir des relations respectueuses des besoins de nos enfants.

Au fond, comment faire quand on voudrait bien faire, mais qu’on reproduit avec eux des schémas de comportement qui nous ont fait souffrir.

Je suis moi-même père de trois enfants, aujourd’hui adultes.

Mon métier d’enseignant me confronte bien sûr quotidiennement à la question de l’éducation.

Mais c’est avec mes enfants que j’ai commencé à m’interroger sur la violence éducative, il y a une trentaine d’années.

Dans certaines circonstances heureusement rares, pourquoi y a-t-il eu cette impulsion à frapper mon enfant, cet enfant que je disais aimer ?

Jeune parent, je me rappelle avoir été interpellé par ma propre froideur – pourquoi cette violence ?

Je m’observais de l’intérieur et ce qui m’étonnait, c’était une absence soudaine d’empathie sur laquelle on reviendra tout à l’heure.

Il y avait ce contraste douloureux entre l’image que j’avais de moi-même – l’image d’un « bon » père – et celle que me renvoyait mon enfant.

Je rencontre alors des parents qui s’interrogent sur leur propre enfance.

Ils m’orientent notamment vers les livres d’Alice Miller, auteure de plusieurs ouvrages sur la violence éducative et avocate de l’enfance.

Je réalise progressivement qu’on peut « travailler sur soi » – c’est-à-dire revenir sur ce qui a été vécu et exprimer ce qui est resté à l’intérieur.

Comme beaucoup, je me confronte alors à une réalité douloureuse : mes parents n’ont pas été à l’écoute de mes besoins.

Ils étaient centrés sur leurs priorités et leur époque – ils étaient égocentrés.

Tout en étant persuadés de m’aimer, ils m’ont méprisé, humilié, violenté.

Je réalise que j’ai une histoire, que mes parents ont une histoire. C’est le début d’une série de prises de conscience.

Je reproduis avec mes enfants des schémas de comportement hérités de la relation que mes parents ont établie avec moi.

Inconsciemment, je suis porteur du regard que mes parents ont eu sur moi.

Un regard chargé d’une violence transmise de génération en génération, sans guère de remise en cause.

Mais la bonne nouvelle, c’est que je peux me libérer de cet héritage et – très progressivement bien sûr – éviter de le reproduire.

Je peux informer mes enfants de l’existence de ces mécanismes.


Image 2 : Le sacrifice d’Abraham

Alors quel est cet héritage ? On va devoir remonter un peu dans le temps.

Mes parents étaient des catholiques pratiquants – ce qui veut dire que j’ai été baptisé, que j’ai suivi le catéchisme et fréquenté régulièrement la messe jusqu’à seize ans.

Les rites religieux ont accompagné mon enfance, tout comme certaines phrases qui finissent par entrer dans la tête.

Vous connaissez sans doute cette citation de Victor Hugo : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. »

C’est le dernier vers d’un poème, La Conscience (1859), qui raconte les angoisses de Caïn obsédé par la culpabilité d’avoir tué son frère Abel.

Il veut s’en protéger, mais quoi qu’il fasse, où qu’il se cache, l’œil de Dieu le condamne.

Au catéchisme, notre vieux curé nous disait que cet œil était toujours là pour nous surveiller et qu’il suffisait de fermer les yeux pour le vérifier.

En fermant les yeux et en les roulant dans leur orbite, on voit des taches sur la rétine et le curé voulait nous faire croire que c’était l’œil de Dieu.

Vous voyez que ça m’a marqué !

Cet œil, c’est bien sûr le regard réprobateur du parent, que l’enfant a intériorisé et qui le travaille. Les psychanalystes parleraient du Surmoi.

Le problème, c’est que ce regard qui juge peut rendre fou !

On ne sait plus ce qui est juste, on ne sait plus qui l’on est. On est coupé de soi… et de ses enfants.

Ce n’est pas la conscience, comme le pensait Victor Hugo, mais une empreinte psychique – active – de la violence éducative.

Car il y a une chimie de la terreur.

Mais voyons d’abord cette scène dont on parle au catéchisme : le sacrifice d’Abraham.

La Bible parle bien du « sacrifice d’Abraham » – et non de celui de son fils Isaac.

C’est pourtant Isaac qui a failli être sacrifié par la main de son père Abraham, le fondateur des trois religions monothéistes.

Qu’a fait Isaac pour mériter la mort ? Rien, si ce n’est d’être un enfant.

Abraham obéit à une voix intérieure lui commandant de le tuer. La Bible dit que Dieu le lui ordonne pour éprouver sa soumission.

Que dirait-on aujourd’hui d’un homme qui entend des voix ? Qu’il souffre d’un trouble de la personnalité. Qu’il n’a pas toute sa tête.

Des fouilles archéologiques indiquent que cette légende a été retranscrite par les prêtres de l’époque, six siècles avant notre ère.

Elle a été arrangée, mais que suggère-elle d’essentiel ?

Qu’Abraham était bien prêt à reproduire un crime alors très répandu – l’infanticide – mais qu’il n’est pas allé au bout de son geste.

L’ange Gabriel – symbole d’une conscience embryonnaire chez lui  – l’a empêché de passer à l’acte.

Non par respect pour la vie de son enfant, non pas du fait de son jugement personnel, mais toujours par soumission à Dieu.

Il faut attendre vingt-cinq siècles pour que quelqu’un s’intéresse au vécu d’Isaac et pose cette question : Abraham était-il un meurtrier ?

Cela nous donne la mesure du temps qu’il a fallu pour qu’on commence à prendre en compte la souffrance des enfants.

C’est le philosophe Sören Kierkegaard qui, en 1843, décrit ainsi la scène du sacrifice d’Isaac, dans son livre Crainte et tremblement :


 Alors Abraham le releva, le prit par la main et marcha, et sa voix exhortait et consolait. Mais Isaac  ne pouvait le comprendre. Abraham gravit la montagne de Morija ; Isaac ne le comprenait pas. Alors Abraham se détourna un instant de son fils, et quand Isaac revit le visage de son père, il le trouva changé, car le regard était farouche et les traits effrayants. Il saisit Isaac à la poitrine, le jeta par terre et dit: « Stupide ! Crois-tu donc que je suis ton père ? Je suis un idolâtre. Crois-tu donc que j’obéis à l’ordre de Dieu ? Je fais mon bon plaisir. » Alors Isaac frémit, et, dans son angoisse, il cria : « Dieu du ciel ! Aie pitié de moi ! Dieu d’Abraham, aie pitié de moi, sois mon père, je n’en ai point sur la terre ! » 


Qu’est-ce que cet extrait nous apprend 

Kierkegaard  parle d’Abraham comme d’un « idolâtre » – héritier de pères infanticides – c’est-à-dire comme d’un meurtrier.

Certains anthropologues estiment en effet qu’avant l’apparition de l’agriculture, 15 à 50% des nouveau-nés étaient tués.

Isaac « frémit d’angoisse » et son psychisme enclenche un mécanisme de dissociation faisant appel à la foi – comme nous l’apprennent les neurosciences.

N’ayant pas de père qui le protège – il se tourne vers « Dieu » comme substitut du père.

En conséquence, Isaac sera habité par une compulsion à remettre en scène le traumatisme occasionné.

Nous avons là le début d’une transmission générationnelle de la violence dont témoigne toute l’histoire de l’Ancien Testament.


Image 3 : Les violences collectives

Voilà donc un héritage : celui de la tradition judéo-chrétienne à laquelle nous devons par exemple ce dicton : « Qui aime bien, châtie bien ! »

La phrase originale se trouve dans les Proverbes : « Qui épargne la baguette hait son fils, qui l’aime prodigue la correction. »

L’amour associé à la violence, la violence comme témoignage d’amour – c’est bien sûr paradoxal.

Mais c’est aussi le double message qu’entend l’enfant : celui qui dit m’aimer me fait du mal.

Ce n’est pas mon père, qui devrait me protéger et, comme Isaac, je veux m’en trouver un autre : Dieu.

Je fantasme dans le Ciel un père imaginaire pour oublier le père réel.

Je l’ai dit, la reproduction de la violence éducative est un fait central dans l’Ancien Testament.

On y trouve plus de deux cents références à la notion de punition.

La figure divine est présentée comme un père : « Yavhé te corrige comme un homme corrige son fils », dit le Deutéronome.

On peut rajouter que le pape a encore récemment fait l’éloge de la fessée.

Vous voyez qu’on ne s’en sort pas !

Pour ceux que cela intéresse, vous trouverez sur notre stand le dernier livre d’Olivier Maurel : Vingt siècles de maltraitance chrétienne des enfants.

Alors pourquoi ?

Cela nous amène à parler de ce qu’on appelle une projection : l’adulte « projette » que l’enfant est « mauvais » et qu’il faut le corriger.  

Dans la religion chrétienne, il est porteur du péché originel – pour la psychologie, c’est un être « pulsionnel » qu’il faut éduquer.

Sur cette photographie de presse, George W. Bush débute sa campagne pour la présidence devant une fresque de Jésus-Christ.

On y retrouve le double message : l’amour et la violence.

Bush suggère à l’électorat évangélique : je suis votre Bon Pasteur, votez pour moi !

Mais pour lutter contre le Mal, j’utiliserai la violence s’il le faut, comme un Père qui châtie son enfant « pour son bien ».

Ce que l’on sait moins, c’est que George Bush a été profondément marqué par la violence éducative.

Sa mère le frappait régulièrement, elle lui savonnait la bouche quand il disait des gros mots. Ses fils la surnommait « l’exécuteur ».

Le père était arrogant et distant : il réprimandait ses garçons en leur disant « Tu mas déçu ! » et ils en perdaient presque connaissance.

Jusqu’à sa conversion à l’évangélisme à l’âge de quarante ans, George Bush était un alcoolique qui faisait honte à ses parents.

C’est donc un fils humilié, qui va remettre en scène cette violence en politique – notamment comme président dans sa croisade contre le Mal.

Il va utiliser un jargon religieux pour justifier la guerre et la torture, pour appeler les soldats au sacrifice.

Si cela vous intéresse, j’ai développé cette problématique dans un livre, Au nom du père, les années Bush et l’héritage de la violence éducative, que vous trouverez en sortant.


Image 4 : La Convention des les Droits de l’enfant

Cet héritage religieux est encore très actif du fait de la reproduction de la violence d’une génération sur l’autre.

Alors que fait l’ange Gabriel ? Qui arrêtera le bras d’Abraham, si même la religion encourage la violence éducative ?

Peut-être le droit ? Il existe depuis 1989 une Convention internationale des droits de l’enfant – la CIDE.

Ses bases sont inspirées du pédiatre polonais Janusz Korczak qui s’était demandé pendant la Première Guerre déjà : Comment aimer un enfant ?

L’orphelinat dont il s’occupait était une société d’enfants organisée selon des principes de justice et d’égalité de droits.

Parmi ceux-ci figuraient le droit à l’amour, au respect, aux conditions les meilleurs pour sa croissance ou encore le droit d’être lui-même.

« Un enfant n’est pas un billet de loterie destiné à gagner le gros lot », disait-il aussi à l’adresse des parents.

En d’autres termes : vos projections sur eux les font souffrir.

Il fut gazé par les nazis avec les orphelins du ghetto de Varsovie et c’est en hommage à son œuvre qu’en 1979, les Polonais ont présenté à l’ONU un projet de Convention relative aux droits de l’enfant.

Pour la première fois, un texte international reconnaît l’intérêt supérieur de l’enfant comme une considération primordiale.

Pour la première fois, la communauté des adultes accepte que l’enfant ait des droits comme celui de vivre et d’être aimé, de ne pas subir de discrimination, d’avoir accès à l’instruction et même… de jouer.

En somme le droit d’être un enfant.

Considérant le sort terrible que la plupart des traditions réservent aux enfants, on a de la peine à imaginer qu’un tel texte ait pu être adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies.

L’ange Gabriel devait traîner dans les couloirs…

Il a fallu quand même dix ans de discussions et plusieurs pays ont émis des réserves, dont la France.

Les états-Unis et la Somalie ne l’ont pas signée.

Car la Convention interdit aussi toute forme de maltraitance, l’exposition des enfants aux conflits armés ou encore aux abus sexuels. On comprend mieux certaines réticences.

Aux états-Unis par exemple, dix-neuf états autorisent encore les châtiments corporels à l’école.

En égypte, 90% des femmes sont excisées.

Treize millions de garçons sont circoncis chaque année dans le monde.

On se souvient de la polémique soulevée en 2012, lorsqu’un Tribunal de Cologne a interdit la circoncision pour motifs religieux.

Plusieurs pays européens, dont la France, refusent d’adopter une loi interdisant la fessée qui est proscrite en Suède depuis trente-cinq ans.

Dans notre pays, la pédiatre Anne Tursz estime que 51 à 255 bébés de moins d’un an sont tués par leurs parents chaque année.

Dans un livre intitulé Les oubliés, enfants maltraités en France et par la France, elle estime que la maltraitance concerne 2% des élèves du second degré et de 2,4% des élèves du premier degré.

Et puis il y a la violence éducative ordinaire : quelque 85% des parents français auraient recours aux claques et aux fessées, mais aussi aux humiliations, aux injures, aux punitions ou aux chantages affectifs.

Sur les droits de l’enfant, il y a donc loin de la coupe aux lèvres – et même dans nos pays.

Si la morale religieuse ne protège pas l’enfant, si le droit est impuissant à le faire, qui arrêtera – aujourd’hui – le bras d’Abraham ?


Image 5 : Cerveau et neurosciences

Avant de parler de parentalité consciente, nous allons faire un détour par les neurosciences.

Il y a des choses à savoir sur le fonctionnement de notre système nerveux et particulièrement sur celui de l’enfant.

Que se passe-t-il lorsqu’un enfant est violenté, humilié ?

Son cerveau est sidéré, il ne comprend pas ce qui lui arrive.

L’enfant aurait besoin de sécurité physique et affective – mais son parent se retourne contre lui.

Souvenez-vous d’Isaac terrorisé par le geste d’Abraham : il tremble de tout son corps.

Son système nerveux ne peut intégrer de tels niveaux de stress : il se protège par une anesthésie physique et émotionnelle.

L’émotion est éteinte à l’aide d’endorphines produites par l’organisme dont l’effet est comparable à de puissantes drogues.

Même si les violences continuent, cela donne à l’enfant – et plus tard à l’adulte – une sensation d’irréalité, de dissociation voire d’indifférence.

Mais l’émotion reste piégée dans le cerveau profond. L’expérience n’est pas traitée par son cerveau conscient.

L’empreinte du traumatisme va générer des peurs conditionnées, des attaques de panique ou des terreurs nocturnes.

D’après plusieurs études, les enfants maltraités développent un stress post-traumatique similaires à ceux des soldats exposés au combat.

Dans certaines circonstances, cette mémoire traumatique va ressurgir sans que personne ne réalise ce qui se passe.

Et s’il n’y a pas d’écoute, l’enfant mettra en place des réflexes de défense ou d’attaque qui ont pour but de faire barrage à cette mémoire.

En d’autres termes des schémas de comportement adaptatifs qui n’ont plus rien de naturel, mais qui vont perdurer à l’âge adulte.

Pourquoi ? Parce que lorsque cette mémoire remonte à la surface, elle donne à la personne le sentiment de revivre le traumatisme.

C’est très déstabilisant pour un adulte, encore plus pour un enfant.

On aboutit à ce paradoxe que parfois, la personne aura recours à un comportement agressif – contre autrui ou contre elle-même – pour anesthésier sa propre souffrance.

Pour les neurosciences, c’est la raison pour laquelle les anciennes victimes tendent à reproduire les violences qu’elles ont subies.

On voit là que ce sont des mécanismes irrépressibles et qu’à moins de comprendre ce qui se passe, il est difficile de lutter contre.

Ni la morale, ni le droit, ni même l’éducation ne peuvent empêcher certains passages à l’acte.

Ce qu’il faut, c’est comprendre et agir en conséquence.


Image 6 : L’histoire de Zarema

Alors voici un exemple illustrant ces mécanismes.

C’est un destin particulier, relativement éloigné d’un point de vue géographique, mais malheureusement très actuel si l’on pense à plusieurs drames de ce début d’année.

Zarema Moujakhoïeva est une kamikaze tchétchène qui aurait dû mourir en tuant des passants à Moscou, mais elle n’a pas actionné le détonateur.

Arrêtée avec un engin explosif dans son sac, elle a pu raconter son histoire à un journaliste russe avant son procès.

D’autres jeunes filles sont allées jusqu’au bout, tuant par exemple 14 personnes, lors d’un concert de rock en plein air, le 6 juillet 2003.

Zarema révèle au journaliste ce que fut son enfance.

Sa mère l’a abandonnée quand elle avait 10 mois, son père a été tué lorsqu’elle avait 7 ans.

Elle a été élevée par ses grands-parents. On la frappait tout le temps.

à 19 ans, elle est mariée à un Ingouche de vingt ans plus âgé. Il l’enlève selon la tradition et la met enceinte presque aussitôt.

Avant la naissance de sa fille, son mari est tué par un clan rival.

Personne ne veut d’une jeune femme à nourrir avec un bébé.

Ses beaux-parents lui prennent sa fille de quelques mois pour la donner à un autre de leurs fils et Zarema retourne chez ses grands-parents.

On remarque le mécanisme de répétition dont j’ai parlé.

Car c’est ce qu’elle-même a vécu : une série de violences et d’abandons.

Mais sa fille lui manque affreusement et Zarema vole des bijoux à ses grands-parents pour la rejoindre et l’enlever – encore une répétition.

Finalement, elle échoue et ses tantes la rattrapent, lui font honte et lui présentent une dette de 800 dollars – la valeur des bijoux qu’elle a bradés.

Sa vie devient un enfer : on la préférerait morte – ce qu’elle finira par mettre en scène.

Toujours privée de sa fille, elle est battue par ses tantes.

C’est là que Zarema prend contact avec les rebelles qui vont organiser son attentat suicide en lui promettant 1000 dollars – un peu plus que sa dette.

« J’ai toujours voulu être une fille bien », dit Zarema – qui veut désormais mourir en martyr dans l’espoir de racheter sa faute aux yeux de sa famille.

Pour comprendre, essayons de prendre un peu de recul face à ce drame.

Un policier a quand même été tué en désamorçant la bombe de Zarema. Tout ne s’est pas « bien terminé ».

Il y a d’abord de graves traumatismes dans l’enfance : abandon précoce, violences physiques et psychologiques, rejets multiples de la fillette.

Ce qui veut dire qu’il y a une terrifiante mémoire traumatique – une véritable « bombe à retardement », c’est bien le cas de le dire.

La jeune femme est mariée de force, sans doute violée selon les traditions – des traditions patriarcales qui autorisent par exemple la vengeance.

Un meurtre est vengé par un autre meurtre : c’est la loi du sang.

Celui de son mari va la conduire à être séparée de sa fille : c’est un événement qui fait remonter la mémoire traumatique de l’abandon.

Elle n’a connu que quelques mois d’intimité avec sa fille qu’elle allaitait, mais cette relation lui donne la force de survivre.

C’est pour la retrouver que Zarema volera les bijoux de ses grands-parents et en pensant à sa fille qu’elle s’abstiendra de presser le détonateur.

Par désespoir, mais aussi par vengeance, elle se tourne vers le wahhabisme, une secte musulmane qui glorifie les martyrs.

Rappelons qu’Abraham est aussi reconnu par l’islam. La scène du sacrifice est célébrée chaque année lors de l’Aïd où l’on égorge un mouton.

Un attentat suicide, n’est-ce pas une forme de sacrifice ?

Zarema a perdu tout sentiment de valeur personnelle et veut payer sa dette, mais aussi retrouver grâce aux yeux de sa famille – un substitut d’amour.

C’est dans ce contexte qu’elle s’apprête à passer à l’acte : mémoire traumatique, événement déclencheur et endoctrinement idéologique.

Est-ce que tout cela se serait passé si Zarema avait trouvé sur son parcours ce qu’Alice Miller appelait un « témoin secourable » ?

Une écoute susceptible de la confirmer dans ses souffrances et de l’orienter vers une psychothérapie ? On peut en douter.


Image 7 : Le bébé est un être conscient

Sur la base de ce que nous venons de voir, essayons donc de comprendre ce qu’on peut entendre par une « parentalité consciente ».

Au fond qu’est-ce qui pourrait changer dans le regard que nous portons sur nos enfants ? Et d’abord sur nos bébés.

J’ai parlé d’une « empreinte » tout à l’heure.

Voici celle dont a besoin un bébé : un attachement sécurisant avec sa mère.

Or, traditionnellement, les hommes se sont toujours employés à séparer les bébés de leur mère. La psychanalyse leur donne même cette fonction.

On a vu que l’abandon – c’est-à-dire l’impossibilité de vivre cet attachement – était pour beaucoup dans la souffrance de Zarema.

Mais qu’en est-il dans nos sociétés où, par exemple, la séparation de la mère et du bébé reste la règle ?

En France, un bébé sur cinq naît par césarienne. En Suisse, un sur trois et plus de 40% en clinique privée. En Chine, le taux est de 46%.

Peut-on imaginer que cela ne laisse pas d’empreinte chez le bébé ?

Quelle responsabilité a un père qui pense qu’il faut séparer l’enfant de la mère ?

Ne pas le laisser téter plus de quelques semaines ou encore le faire dormir dans une chambre isolée parce qu’il veut sa femme « pour lui » ?

Vous voyez que ce sont des choses simples et pourtant agissantes.

Le bébé vit dans une continuité de conscience : du ventre de sa mère vers l’extérieur progressivement, harmonieusement.

Ne pas le satisfaire dans ses besoins les plus essentiels, c’est donc porter atteinte au développement de cette conscience propre à l’humain.

Chaque rupture va constituer une sorte de « point aveugle » qui est la marque d’une discontinuité dans ce développement.

Peut-être un traumatisme avec des effets à long terme.

Et là on sent tout de suite venir le problème : la culpabilité des adultes.

Lorsque je me suis interrogé sur la violence éducative et que j’en ai parlé à mes parents, ils me disaient : « Oui, mais on ne t’a pas martyrisé ! »

Vous voyez la référence à l’héritage religieux dont j’ai parlé.

Ils ont été aussi très en colère que j’ose mettre en cause leur éducation !

Donc l’importance d’accepter de voir qu’il y a des conséquences.


Image 8 : L’enfant manifeste ce qu’il a vécu

Poursuivons notre exploration. J’ai parlé tout à l’heure du droit de jouer.

Lorsque l’enfant joue, il découvre et s’approprie le monde avec intelligence et sensibilité – je dirais naturellement…

C’est une activité indispensable à son développement.

Mais il fait aussi autre chose : il met en scène son vécu intérieur et questionne le comportement des adultes qui l’entourent.

Il est ainsi amené à manifester des souffrances qu’il ne peut décrire en mots.

Mais voilà : comment comprenons-nous ces manifestations de l’enfant ?

Sommes-nous à l’écoute de ce qu’il vit ? De ce que nous pourrions faire pour mieux répondre à ses besoins ?

Ou au contraire, va-t-on interpréter le comportement de l’enfant de façon erronée et chercher à l’éduquer ?

à rendre l’enfant responsable de ce qu’il manifeste ?

J’aimerais illustrer cela par un exemple.

Dans l’un de ses ouvrages, Au-delà du principe de plaisir, Sigmund Freud raconte l’histoire du petit Hans.

C’est un bambin qu’il observe jeter ses jouets après le départ de sa mère en balbutiant le mot « fort » – loin en allemand.

Freud le voit un jour saisir une bobine de bois attaché à un fil, et la lancer elle aussi par-dessus son petit lit à rideau.

La bobine disparaît et Hans la fait revenir en tirant sur le fil.

Freud en conclut que l’enfant a renoncé à une « satisfaction pulsionnelle » pour accepter sans colère l’absence de sa mère.

Selon lui, c’est une « grande performance culturelle ».

On comprend que ce jeu répétitif mettait en scène une séparation douloureuse et que le petit Hans manifestait cette souffrance.

Mais dans l’interprétation Freud, l’enfant est devenu « maître de la situation ». Il ne souffre plus !

Au lieu de réaliser l’importance pour le bambin d’une présence maternelle sécurisante, Freud valorise au contraire la séparation et l’adaptation.

Quand il était bébé, Freud n’a pas non plus connu l’accueil inconditionnel de sa mère, ni le contact peau à peau, ni l’allaitement à la demande.

Pour la bourgeoisie viennoise de l’époque, c’était tout simplement impensable.

C’est une souffrance qui est restée gravée dans son cerveau sous la forme d’un « point aveugle » qui le rend insensible.

On retrouve là le mécanisme de répétition dont j’ai parlé.

Freud était si insensible à la conscience du bébé qu’il le qualifiait même de « pervers polymorphe ».

Selon lui, le bébé, puis l’enfant, manipule son entourage pour obtenir des « satisfactions pulsionnelles » qu’il ne peut se procurer seul.

Si Freud insiste tant sur cette solitude, c’est donc qu’il l’a connue !

C’est bien qu’une rupture d’attachement l’a fait souffrir et qu’on lui a demandé de prendre sur lui, de s’adapter comme le petit Hans.

En conséquence, Freud va interpréter le comportement de l’enfant en fonction de cette souffrance non résolue.


Image 9 : Remettre en cause notre éducation

J’en viens donc à un troisième aspect de la parentalité consciente : le travail sur soi.

Si, comme Freud et Zarema, notre rapport à l’enfant est déterminé par ce que nous avons vécu, on voit tout de suite l’importance de s’y intéresser.

Il y a dans nos histoires familiales des « points aveugles » qui vont se mettre entre nous et nos enfants.

C’est en butant sur ces souffrances non résolues que les relations avec nos enfants vont faire problème.

Voici des questions que vous pourriez être amenés à vous poser.

Quelles ont été les circonstances de ma naissance, de mes toutes jeunes années ?

Comment étaient avec moi mes parents, mes grands-parents et quels étaient leurs rapports respectifs ?

Quelle fut ma place dans la dynamique familiale ?

Chercher des réponses à ces questions simples en apparence peut conduire à bien des surprises.

Les souvenirs ont été embellis, reconstruits. Les langues ne se délient pas toujours facilement.

Vos proches pourraient vous prendre pour un pirate !

Vous allez découvrir que votre enfance n’a pas toujours été aussi rose que vous l’imaginiez.

Certains souvenirs vont refaire surface – des émotions aussi.

Inévitablement, vous allez vous demander dans quelle mesure vous n’avez pas « répété » certains schémas ?

Vous allez découvrir que votre conjoint n’a pas le même vécu.

Ce sera l’occasion d’entrevoir pourquoi vous n’avez pas les mêmes réactions face aux comportements de vos enfants, ni la même conception de ce que devrait être leur éducation.

Mais c’est surtout dans votre rapport à eux que les choses vont changer.

En éprouvant certaines souffrances de l’enfance, vous allez passer de l’autre côté du miroir : qu’est-ce que j’ai ressenti alors en tant qu’enfant ?

S’il vous vient l’envie de les violenter, de les humilier, vous allez marquer une pause : qu’est-ce que j’ai vécu moi en pareilles circonstances ?

Vous allez vous donner un espace pour travailler ces remontées émotionnelles, pour éviter de les décharger sur les enfants.

Ce sera peut-être l’occasion de briser une chaîne qui est celle de la transmission intergénérationnelle de la violence.

Si l’on repense à Abraham avec Isaac, vous allez faire un saut de vingt-cinq siècles et vous demander, comme Kierkegaard : qu’est-ce que mon enfant ressent ?

Ce n’est pas l’ange Gabriel, mais votre propre conscience qui arrêtera votre bras... ou votre voix.

Et cela permettra peu à peu – cela ne vient pas en un jour – de libérer votre présent du passé, d’un passé certainement douloureux.

Et bien sûr d’en soulager vos enfants.

Voilà, avant de vous passer la parole pour accueillir vos réflexions, j’aimerai insister sur un dernier point.

Pourquoi ce travail ? Pourquoi, en tant que parents, se poser toutes ces questions ?


Image 10 : Pourquoi travailler sur soi ?

Eh bien je dirais que, d’une certaine manière nous n’avons plus le choix.

Les choses s’accélèrent autour de nous, l’information circule de plus en plus vite – ce qui ne manque pas de raviver des anxiétés.

Nous sommes portés par notre conscience réflexive qui nous invite à trouver le sens de ce que nous vivons.

Et c’est ce que je nous souhaite à tous.

Je vous remercie et vous passe maintenant la parole.