Résumé : Il n’est pas rare que des souvenirs précoces émergent à la faveur des circonstances de l’existence et nous surprennent par leur intensité. Nous confronter alors aux sensations de dépendance et d’impuissance que nous avons vécues bébés n’est guère chose aisée. Le Dr Ludwig Janus, éminent spécialiste de la psychologie périnatale, a bien voulu répondre à nos questions.
Du point de vue de notre expérience de vie, que signifie le fait d’avoir passé neuf mois dans le ventre de notre mère, puis d’en être né plus ou moins douloureusement ? Que reste-t-il de cette période dite « d’attachement » pendant laquelle nous dépendions si étroitement d’elle pour la satisfaction de nos besoins et la confirmation d’une première relation de confiance ? Explorer pour soi-même cet univers occulté, c’est accepter de se reconnecter avec des sensations inhabituelles et parfois angoissantes que connaissent sans le savoir certains artistes.
C’est certainement ce à quoi nous convie le Dr Ludwig Janus dans son Introduction à la psychologie périnatale (Le Souffle d’Or, 2015). Le déni qui a longtemps entouré ce vécu et le fait que nous n’y avons plus directement accès ont certainement contribué à la fascination que suscite ce type d’exploration. Mais les mentalités changent et nombre d’études sur les capacités perceptives du nouveau-né, comme sur les comportements s’y rapportant, permettent aujourd’hui d’aborder sereinement l’impact biographique de notre vécu périnatal.
PEPS : Dr Janus, vous êtes un éminent expert en psychologie périnatale et votre dernier ouvrage traduit en français montre que l’expérience de la vie intra-utérine et de la naissance est déterminante dans notre existence d’adultes. Mais d’abord, comment vous êtes-vous passionné pour ce domaine ?
Dr Ludwig JANUS : J’ai découvert que les pionniers de la psychanalyse s’intéressaient davantage aux premiers stades du développement de l’enfant que le courant ultérieur, essentiellement freudien. Sigmund Freud s’est concentré sur la relation au père et les disciples de Mélanie Klein sur le vécu postnatal de l’enfant avec sa mère. Mais dans les années 1920 déjà, Otto Rank, l’un des premiers disciples de Freud, se passionnait pour ce qu’éprouve le bébé avant et pendant la naissance, donc dans une phase préverbale. Cela m’a ouvert les yeux sur l’importance fondamentale de ce vécu précoce et j’ai réalisé que certaines difficultés de mes clients venaient de là.
PEPS : J’imagine que dès lors, cette nouvelle perspective a révolutionné votre pratique de la psychothérapie. Quelle est votre approche thérapeutique et quelles prises de conscience peut-on attendre de la psychologie périnatale ?
Dr Ludwig JANUS : Le vécu prénatal et périnatal influence durablement l’existence d’un individu, un peu comme une toile de fond. Pour le psychothérapeute, il est important de mettre au jour les conditions de vie des parents de son client, à l’époque de sa conception, de sa gestation et de sa naissance, car ce sont bien sûr ses origines. L’enfant était-il désiré ou non ? La relation de ses parents était-elle aimante ou conflictuelle ? La mère était-elle détendue ou stressée ? Et ainsi de suite. Ces circonstances déterminent une humeur générale, un sentiment de confiance ou, au contraire, une anxiété de fond chez la personne. Il faut ensuite se souvenir que ces empreintes datent d’avant la formation du langage. Dans notre conscience, elles se manifestent donc par l’intermédiaire de sensations, de fantasmes ou encore de rêves. Le psychothérapeute doit donner un sens à des expressions parfois déroutantes.
PEPS : Une bonne partie de votre livre traite de l’influence de la psychologie périnatale sur la société en général. Iriez-vous jusqu’à dire que l’expérience de la vie intra-utérine et de la naissance pourrait expliquer des dynamiques de groupe ou des fantasmes collectifs qui dépassent encore notre entendement ?
Dr Ludwig JANUS : Absolument. Nous avons tous vécu les neuf premiers mois de notre vie dans l’utérus de notre mère et sommes passés d’un monde à un autre par l’épreuve de la naissance. Cette conviction intime qu’il existe un autre monde sert de modèle à tous les « au-delà » présents dans les contes de fées, les mythes et bien sûr les religions. Elle découle d’une expérience réelle de « l’autre monde » utérin. Il faut comprendre que la station debout a permis à Homo sapiens de développer un cerveau plus gros, tandis que la largeur du pelvis féminin restait stable. L’adaptation évolutive a été de réduire la période de gestation de vingt-et-un à neuf mois, afin de permettre le passage dans le canal pelvigénital. Les scientifiques appellent cela une « prématurité physiologique » et cela signifie que nous sommes nés avant terme, que nous conservons un imaginaire lié à la période fœtale. C’est l’arrière-fond de nos mythes, de nos croyances et il nous appartient d’en découvrir les implications.
PEPS : Quels particularismes culturels pourriez-vous mentionner pour illustrer cette influence ?
Dr Ludwig JANUS : Dans l’évolution de l’humanité, nous sommes passés par une phase d’organisation tribale caractérisée par une forme de pensée magique et une capacité d’action encore limitée. Cette mentalité repose sur la projection de sensations fœtales dans le monde réel. Chez les peuples mélanésiens, le monde extérieur est vécu comme un organisme vivant et le totem comme un intermédiaire permettant de se nourrir à une source de vie surnaturelle appelée la mana. Cette représentation symbolise l’expérience prénatale du fœtus qui est alimenté par le placenta à travers le cordon ombilical. Dans les sociétés antiques où se développent l’agriculture et les premières cités, les sensations fœtales sont projetées sur un lieu spécifique, en Grèce sur le Mont Olympe par exemple.
Dans les sociétés modernes, nous sommes plus en mesure de distinguer la réalité extérieure de notre monde intérieur. Nous pouvons donc redécouvrir notre expérience de vie, de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, et même celle de la période périnatale. Cela vient du fait que notre enfance n’a pas été aussi traumatisante que par le passé, que les violences physiques, les mutilations génitales ou les abus sexuels ont diminué parce que les parents sont plus à même d’accueillir leurs émotions, plutôt que de passer à l’acte sur leurs enfants comme autrefois.
PEPS : Aujourd’hui, les futurs parents sont désireux d’accueillir leur bébé dans les meilleures conditions possibles. Diriez-vous que la naissance est inévitablement traumatisante ?
Dr Ludwig JANUS : Le fait que la naissance soit une expérience préverbale a été mis en évidence chez des patients ayant connu une naissance difficile. D’où le titre du livre d’Otto Rank, Le traumatisme de la naissance (Payot, 2002). Mais le thème central de la naissance renvoie à la maîtrise du passage de l’intérieur vers l’extérieur qui sert de référence à toutes les quêtes héroïques. L’expérience d’une naissance harmonieuse, vécue dans des conditions naturelles de sécurité et d’intimité, permettra d’accueillir avec bonheur les autres étapes de la vie. De la même manière, une période de gestation heureuse aidera à trouver plus facilement sa place dans le monde réel.
PEPS : Comment décririez-vous l’impact du stress périnatal sur les nourrissons et les très jeunes enfants ? Est-il possible d’établir une relation particulière avec un bébé qui manifeste des signes de détresse émotionnelle ?
Dr Ludwig JANUS : Il est important de comprendre que l’origine d’un trouble, d’une réactivité ou d’une douleur peut remonter à une expérience difficile, voire traumatisante, vécue avant ou après la naissance. Cela peut être utile pour accompagner l’enfant dans sa détresse et faciliter ainsi la résolution du problème. Si les troubles persistent, il sera nécessaire de faire appel à un ostéopathe pour bébés ou à un thérapeute comme Karlton Terry (www.karltonterry.com) ou William Emerson (www.emersonbirthx.com), ou à d’autres spécialistes qui se consacrent au soulagement des traumatismes précoces.
PEPS : En grandissant, les enfants expriment effectivement les empreintes d’un vécu prénatal et périnatal dans leur développement psychologique. De votre point de vue éclairé, à quoi les parents devraient-ils être attentifs ?
Dr Ludwig JANUS : Les parents qui ont pris le temps de se familiariser avec la psychologie périnatale peuvent faire des liens qui se révéleront utiles pour aider leur enfant. Si cela leur paraît difficile, ils peuvent se mettre en relation avec un psychothérapeute pour enfants et, si ce dernier ne connaît pas la psychologie périnatale, l’encourager à s’informer. Cela peut être suffisant de porter ces liens à sa connaissance. Du fait de son expérience, il devrait être à même de comprendre et de fournir une aide précieuse.
PEPS : Merci beaucoup Dr Janus !
Propos recueillis par Marc-André Cotton
© M.A. Cotton 10.2015 / regardconscient.net
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L’enfant vit dans une continuité de conscience. C’est la perte de l’attachement qui l’en sépare durablement et l’enferme peu à peu dans la névrose.
(11/2011)