Politique


Déchéance de nationalité : de quel malaise souffre la France ?


par Marc-André Cotton

 

 

Résumé : La vague de terreur suscitée par les attentats de 2015 met le gouvernement face à l’urgence de rétablir la cohésion sociale. Sous l’effet de la « sidération », une majorité de Français soutient la réforme constitutionnelle visant à instaurer la déchéance de nationalité pour les crimes terroristes. Mais c’est la division de la société française qu’il faut interroger.

 

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Lorsque nous avons peur, mais n’osons pas pleinement le reconnaître, nous sommes enclins à projeter vers l’extérieur ce vécu émotionnel jugé insupportable. C’est un mécanisme de défense universel mis à profit par les psychanalystes comme un outil d’exploration de l’inconscient. Cette dynamique de projection et de transfert pose cependant problème puisqu’elle conduit à rendre l’autre responsable de notre mal-être : c’est toi qui m’as blessé(e) et je t’en veux pour cela. Dans les couples ou les familles dysfonctionnelles, les projections sur l’autre attisent la haine, voire la violence, chacun estimant légitime de décharger sur son vis-à-vis l’émotion dont il se sent la victime. Elles servent de prétexte à maltraiter femmes et enfants.


Un fond de terreur

Les dynamiques sociales sont le reflet de ces passions individuelles et peuvent, dans certaines circonstances, également témoigner de dysfonctionnements. Comme lors d’une thérapie familiale, il conviendrait alors d’interroger sincèrement l’ensemble des interactions collectives et les responsabilités de chacun, de remonter le fil de l’histoire pour mettre au jour son incidence sur le présent. La sincérité consiste à se demander vraiment ce qui est touché en soi-même, avec l’assurance que s’y trouvent les clés du problème. Cela exige d’être honnête, de ne pas craindre de mettre en cause ses propres actes, mais aussi de voir dans tout comportement l’expression de ce qui n’a pas été révélé et compris.

Dans le débat sur la déchéance de nationalité, il y a un fond de terreur ravivé par les récentes tueries : nous sommes en guerre, mais contre qui ? Poser la question en ces termes, c’est déjà s’éloigner de soi. Sans une introspection qui me ramène à la question de savoir d’où me viennent mes peurs, je vais selon toute vraisemblance leur trouver une cause extérieure, me persuader de son caractère inquiétant, puis tenter de faire disparaître l’agent fautif. Cela vaut également pour une société donnée. Dans les cités médiévales par exemple, le bannissement était couramment prononcé à l’encontre de vagabonds coupables de petits larcins, après un rituel infâmant comme le fouet ou le pilori. À l’époque de la Réforme, c’était un moyen de jeter hors des murs toutes sortes de misérables, le plus souvent pour avoir troublé la paix sociale ou violé l’ordre moral[1].


Une mesure populaire

Dans son allocution au Congrès, trois jours après les attentats de novembre, le président Hollande avait affirmé vouloir retirer la nationalité française à tout individu condamné pour un acte de terrorisme, et cela « même s’il est né français, je dis bien même s’il est né français, dès lors qu’il bénéficie d’une autre nationalité[2] ». Cette proposition, contestée au sein de son propre gouvernement, figure dans le projet de révision constitutionnelle présenté à l’Assemblée nationale début février. D’après un sondage réalisé pour Le Figaro, elle serait approuvée par 85% des électeurs, et même davantage auprès des sympathisants de droite[3]. À gauche du parti socialiste, chez les écologistes et les radicaux de gauche, la déchéance de nationalité semble plébiscitée par la base avec un taux d’approbation de 64%.

L’idée n’est pas nouvelle. En privant l’accusé de ses droits, la « mise au ban » a longtemps permis au pouvoir royal de livrer un condamné insaisissable à la vindicte publique : plus personne ne devait l’héberger et chacun pouvait impunément le dépouiller ou le tuer[4]. À la chute de l’Empire napoléonien, le bannissement prit la forme d’une première « loi d’exil » qui chassa notamment la famille Bonaparte du territoire national. Depuis 1915, le retrait de la nationalité a frappé quelque 16’000 citoyens, principalement sous le régime de Vichy[5]. Strictement encadrée du fait de son caractère hautement symbolique, la mesure est à ce jour exceptionnelle et limitée aux seuls binationaux[6].


Réfléchir plutôt que réagir

Sans présumer de l’efficacité d’une telle sanction dans la lutte contre le terrorisme, le débat en dit long sur le climat de peur qui règne en France. Un état de « sidération » consécutif aux attentats de 2015, que les médias nationaux ont contribué à entretenir par des émissions dramatiques diffusées à la faveur des commémorations de ce début d’année. Reportages exclusifs, témoignages inédits et nouveaux angles sur l’horreur nous ont fait revivre en direct les tueries de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper Cacher. La réactivation constante de ces traumatismes nourrit une escalade sécuritaire qui met le gouvernement français devant l’urgence de maîtriser l’incendie. Une réforme de la Constitution pour étendre le retrait de nationalité à l’ensemble des Français, comme le préconise le président Hollande, suffira-t-elle à rétablir la cohésion sociale ? On peut en douter.

Et c’est là que devrait advenir une forme d’introspection commune favorisant la réflexion plutôt que la réaction, si légitime puisse-t-elle paraître. Au lieu d’exclure ou d’exiler pour ne pas voir combien les actes terroristes renvoient l’image d’une société fracturée, considérons ces extrêmes comme la manifestation dramatique d’une dynamique collective. Ne ressuscitons pas l’antique rituel du bouc émissaire pour masquer les défaillances de nos propres communautés. Pour agir, nous devons d’abord prendre en compte que ces tragédies ont une histoire particulière, intimement liée aux errances de ces jeunes djihadistes et de leurs proches, profondément ancrée dans la culture patriarcale qui a vu naître leurs parents et grand-parents. Le 4 janvier, un reportage de France 3 a brossé sans concession « le parcours de ces renégats de la société française[7] ».


Des analyses peu contestées

Mais on ne peut passer sous silence les échecs successifs de l’action publique en faveur des classes les plus démunies, souvent issues de l’immigration. Elles vivent un exil intérieur qui relève d’une logique de « mise au ban » qui va en s’amplifiant depuis une vingtaine d’années : ghettos urbains, discrimination ethnique et enfermement communautaire, notamment[8]. Ce repli identitaire répond à l’éviction programmée de ces jeunes, nés français, dans des cités misérables où les promesses républicaines n’ont jamais pu prendre souche. Dans un réquisitoire paru récemment, le sociologue Gilles Kepel décrit les ressorts de cette « polarisation inédite » de la nation, qui voit les marqueurs de l’islam investir l’espace public, particulièrement les quartiers populaires, avec la multiplication des enseignes halal, la généralisation du port du voile et la présence ostensible du salafisme par exemple[9].

Sans réduire la complexité du phénomène djihadiste à sa dimension territoriale, le quotidien Libération souligne que la quasi totalité des assassins de 2015 provient de zones urbaines sensibles (ZUS) ou de communes nettement plus pauvres que la moyenne[10]. Aspirant à la sélection d’une élite destinée aux grandes écoles, l’Éducation nationale ne répond pas aux besoins de ces enfants déclassés, souvent issus de familles musulmanes, et tend à les enfermer dans l’échec scolaire. Quand à la répression de la petite délinquance, l’emprisonnement s’avère être un facteur aggravant les exclusions sociales, voire un vecteur de radicalisation islamiste, comme en témoigne le récent débat sur les prisons françaises[11]. Bien que peu contestées, ces analyses peinent à se traduire en actes : on leur préfère souvent des mesures punitives, qui opposent à la peur un réflexe de rejet conduisant à de nouvelles exclusions.


Interdire toute violence envers les enfants

Alors de quel malaise souffre la France ? La réponse qui consiste à projeter sur l’autre le contenu de ses propres affects non résolus prédomine largement dans la société française et les délibérations publiques. En cause, un rapport à l’enfant encore fondé sur le déni et la violence, que les difficultés socio-économiques ne peuvent excuser. C’est en effet dès le plus jeune âge que s’installent de tels conditionnements, que nous prenons le pli de condamner plutôt que d’écouter, faute de l’avoir été nous-mêmes. Dès l’enfance, les adultes attribuent aux enfants toutes sortes de malveillances et justifient de réprimer leurs élans de vie, parfois brutalement.

S’expliquant récemment devant le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies à Genève, la Secrétaire d’État à la famille, Laurence Rossignol, reconnaît que la promotion des droits de l’enfant devrait être une priorité politique et sociale : « Les violences faites aux enfants sont encore trop nombreuses, souvent taboues. Elles nous plongent fréquemment dans une sidération qui nous paralyse.[12] » Mais contrairement à vingt-sept membres du Conseil de l’Europe, la France refuse de proscrire explicitement les châtiments corporels dans la famille, en violation de la Charte sociale européenne révisée qui oblige les États signataires à « interdire et sanctionner toute forme de violence à l’encontre des enfants[13] ». Sortir de cette sidération pour proscrire la violence éducative et promouvoir une parentalité positive, dans tous les milieux sociaux, serait non seulement conforme aux engagements internationaux signés par la France. Ce serait un pas important vers l’avènement d’une société fondée sur l’empathie et le dialogue.

Marc-André Cotton

En savoir plus

« Choc des civilisations » ou séquelles d’un rapport destructeur à l’enfant ?
Les récentes tueries de Paris et de Copenhague montrent que les conséquences délétères de la maltraitance doivent être mieux prises en compte dans nos sociétés multiculturelles et faire l’objet de mesures préventives auprès de toutes les communautés concernées.
(04/2015)


Notes :

[1] Au XVIe siècle, le bannissement fut l’une des peines les plus fréquemment infligées dans les villes du Saint-Empire telles que Francfort, Augsbourg ou Cologne. Lire Jason P. Coy, Strangers and Misfits Banishment, Social Control, and Authority in Early Modern Germany, Brill, 2008.

[2] François Hollande, cité par Les Décodeurs, « Comment Hollande souhaite réformer la loi sur la déchéance de la nationalité », Le Monde, 16.11.2015.

[4] J. Maillet, Histoire des institutions publiques et des faits sociaux, Dalloz, 1956, § 671.

[5] On rappelle volontiers que le général de Gaulle fut déchu de la nationalité française par un décret signé du Maréchal Pétain. Journal officiel de la République française, 10.12.1940.

[7] Stéphane Bentura, « Attentats : les visages de la terreur », France 3, 4.1.2016.

[8] Didier Lepeyronnie, Ghetto urbain : ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Robert Laffont, 2008.

[9] Gilles Kepel, Passion française, Gallimard, 2014, pp. 18-20.

[11] Farhad Khosrokhavar, “Prisons and radicalization in France”, Open Democracy, 19.3.2015.

[12] Laurence Rossignol, « Faire des droits de l’enfant une priorité politique et sociale », Huffington Post, 13.1.2016.

[13] Pierre Lanne, « La fessée à la française stigmatisée par le Comité européen des droits sociaux », Le Petit Juriste, 25.3.2015. La loi française No 2019-721 du 10 juillet 2019 précise désormais que « l’autorité parentale s’exerce sans violences physiques ou psychologiques ».