Résumé : Le mensonge et l’abandon ont marqué l’héritage multiculturel de Barack Obama. En dépit d’un humanisme séduisant, il n’a pas pu répondre aux attentes de ceux de ses concitoyens qui l’avaient élu. Retour sur l’origine possible de quelques unes de ses remises en scène les plus manifestes.
Quarante-quatrième président des États-Unis, Barack Hussein Obama restera dans l’histoire comme le premier homme de couleur à occuper cette fonction. Profondément démocrate, il a tenté de mettre un terme au militarisme de son prédécesseur et de réunir la nation américaine autour d’une formule porteuse d’une immense espérance : « Yes, we can[1]! » Ses discours aux accents messianiques ont galvanisé des foules entières ; ses premières initiatives diplomatiques lui valurent un prix Nobel. Mais au terme de ses deux mandats, l’Amérique est plus divisée que jamais, comme en témoigne la récente élection de Donald Trump à la présidence.
Des symboles forts
Au chapitre de ses succès, citons l’Obamacare, une importante réforme du système de santé qui, bien que critiquée, devrait permettre à 32 millions d’Américains supplémentaires d’être couverts par une assurance-maladie. En politique étrangère, son accord sur le nucléaire iranien, conclu en dépit d’une farouche opposition républicaine, est un pas important vers ce monde « sans armes nucléaires » qu’Obama a encore appelé de ses vœux lors de sa récente visite à Hiroshima. Autre symbole fort, le rétablissement des relations diplomatiques avec La Havane, inauguré par sa rencontre avec Raul Castro en mars dernier. Autant d’initiatives inattendues qui contribuent à l’aura de sympathie entourant cette personnalité exceptionnelle tout au moins en Europe.
Sur le plan intérieur, son image est bien différente. Certes, il a été plébiscité deux fois avec le plus grand nombre de voix de toute l’histoire américaine. Mais au milieu de son premier mandat, la majorité du Congrès lui échappait. En réponse à l’éclatement de la bulle immobilière qui mit dix millions d’Américains à la rue, son secrétaire au Trésor acceptait de renflouer le système bancaire à hauteur de 7 700 milliards de dollars[2]. Alors, l’administration démocrate ordonnait la répression brutale du mouvement Occupy Wall Street qui campait dans plusieurs métropoles pour dénoncer les abus de l’oligarchie financière.
Une politique familiale inexistante
En dépit de promesses allant dans ce sens, Obama n’est pas parvenue à renverser la logique qui, depuis des décennies, permet aux plus riches de s’enrichir davantage. Une étude récente montre au contraire que les cent plus grosses fortunes du pays possèdent aujourd’hui autant de richesses que toute la population africaine-américaine réunie[3] une « fracture raciale » renforcée par l’absence quasi totale de politique familiale. Les foyers américains ne bénéficient ni d’un congé maternité universel, ni même d’allocations pour enfants, les États-Unis se situant au vingt-sixième rang des pays industrialisés en matière de bien-être infantile[4]. L’octroi d’une allocation mensuelle de 300 dollars par enfant aurait pourtant pour effet de réduire de moitié le taux de pauvreté infantile, pour un coût inférieur à un pourcent du produit intérieur brut[5]…
Pour comprendre les contradictions de l’homme d’État, il faut remonter à son enfance au cours de laquelle, comme chacun d’entre nous, il a intégré des schémas de comportement spécifiques afin de s’adapter à la violence de ses éducateurs. Ceux-ci ont déterminé ses choix de vie et sa carrière politique tout comme les « valeurs » auxquelles il s’est dit attaché. Même si les décisions qui ont marqué sa présidence s’inscrivent dans le contexte du jeu partisan de la politique américaine, et plus largement de la douloureuse histoire du pays, elles peuvent être examinées pour elles-mêmes, en tant que manifestations d’une problématique personnelle non résolue. Bien sûr, le choix de ce président, comme celui de son successeur, témoigne aussi des dynamiques sociales qui agitent l’ensemble de la société.
Un secret bien gardé
Barack Hussein Obama est né à Honolulu (Hawaii), le 4 août 1961, d’une jeune Américaine blanche de dix-huit ans, Stanley Ann Dunham, et d’un père kenyan qui en avait vingt-cinq. Élevé dans un village pauvre sur les rives du lac Victoria, celui-ci fut le premier Africain à fréquenter l’université d’Hawaii dans le cadre d’un programme de coopération instauré par le gouvernement. Dans sa première biographie, Dreams from my Father, le futur président rapporte les circonstances de leur rencontre : d’abord réticents, les parents de la jeune fille aurait été conquis par les charmes de cet homme intelligent et consentirent à leur union[6].
Le roman familial n’a pas rapporté qu’Ann était déjà enceinte quand le mariage fut prononcé, que le jeune père avait une autre femme au Kenya, deux enfants, et une réputation de séducteur. Héritier d’une culture polygame, il venait de prendre une seconde épouse à l’insu de sa nouvelle famille. En septembre 1961, Ann quitta brusquement Hawaii pour Seattle (Washington) en emmenant son bébé avec elle, mais ne révèlera jamais à son fils les raisons pour lesquelles elle avait mis une telle distance avec le père de son enfant. Plutôt que d’exprimer la colère qu’elle ressentait à l’endroit de cette trahison, elle prit soin d’honorer la mémoire de l’homme qui l’avait abusée en le présentant comme un visionnaire légataire d’une glorieuse tradition.
Fig. 1 : Barack Obama n’a côtoyé son père qu’une seule fois, à Noël 1971.)
Colère non résolue
Le jeune Barry ne devait rencontrer son père qu’une seule fois, lors d’un bref séjour à Honolulu que celui-ci fit à Noël, en 1971 (fig. 1). Irrité par son obsession du sexe et de l’alcool, l’université de Harvard l’avait obligé à retourner au Kenya, où il s’était marié une troisième fois et noyait dans le whisky l’amertume de ne pas accéder à de hautes fonctions[7]. À cette occasion, le garçon pressentit un abyme entre l’image élaborée par sa mère et la réalité du personnage : « Je le vis tel qu’il était : un mensonge. Et je me mis à compter les jours qui nous séparaient du départ de mon père et du moment où tout redeviendrait normal[8]. »
Entretemps, Barry avait dû compenser cette absence en s’attachant au nouveau mari de sa mère, un étudiant indonésien avec lequel il séjourna quatre ans à Djakarta (Indonésie), après le coup d’État du général Soeharto (fig. 2). Il fut confronté au racisme et à l’intolérance d’une société à majorité musulmane, mais trouva peu de réconfort auprès de sa mère qui travaillait alors à l’ambassade américaine. « Si tu ne peux pas être fort, disait son beau-père, soit malin et pactise avec plus fort que toi[9]. » Obama devait remettre en scène cette colère non résolue, lorsqu’investi des pouvoirs de la présidence, il ordonna l’élimination d’Oussama Ben Laden et la destitution du dictateur libyen Mouammar Kadhafi. Bien vite, l’euphorie d’avoir écrasé ces tyrans, figures emblématiques de ce père défaillant, céderait place au chaos et ferait le jeu des islamistes[10].
Fig. 2 : Le jeune Obama avec son beau-père indonésien, sa mère Ann et de sa petite sœur Maya, née en 1970.
Les marques de l’abandon maternel
À l’âge de dix ans, l’enfant connaît une nouvelle rupture lorsque sa mère le renvoie à Hawaii où il vivra seul avec ses grands-parents pour étudier dans un prestigieux lycée privé. Poursuivant une thèse d’anthropologie, Ann Dunham passera plus de vingt-cinq années en Indonésie avant de mourir prématurément. Évoquant son souvenir, Obama a fait l’éloge d’une femme obstinée et rarement laissé poindre le lourd ressentiment d’avoir été négligé par elle. Par contraste, sa grand-mère maternelle, qu’il surnomme affectueusement Toot, s’est imposée comme une référence stable. « Ma grand-mère était beaucoup mieux ordonnée et plus conservatrice, explique-t-il dans une rare confidence. Si elle n’avait pas été là pour assurer ce minimum, je pense que nos jeunes années auraient pu être plus chaotiques qu’elles ne l’ont été[11]. »
Élevée dans les plaines du Kansas par de stricts méthodistes, Toot a gravi tous les échelons de la Bank of Hawaii dont elle sera la première vice-présidente. C’est elle qui finança les études d’Obama et d’elle encore qu’il tient son sens de la prudence typique du Middle-West américain. L’influence de cette personnalité pragmatique montre sous un nouveau jour la complaisance dont il fera preuve envers le White Establishment l’élite blanche qui domine la vie politique et les grands argentiers de Wall Street. Effrayé d’entrevoir en lui-même les marques de l’abandon maternel, il se fait l’avocat de l’ordre et du conservatisme, provoquant la colère de ses fidèles électeurs. Même aux commandes du pays, il ne peut concrétiser son soutien aux familles, car il transpose sur elles le drame de ne pas avoir connu de foyer stable. Et pour la même raison, il se détourne des jeunes qui ont eu foi en lui, mais lui rappellent cruellement l’insouciance de ses propres parents.
Mettre au jour notre histoire
C’est au prix d’une dissociation de son être que le jeune Barry a survécu à ces multiples fractures. En son for intérieur cohabitent désormais plusieurs entités séparées qu’il tente de rassembler en lui, mais aussi autour de lui. Orateur charismatique, il sait manier le verbe pour embellir la réalité une forme d’hypnose que sa mère pratiquait en parlant de son père. L’autorité de son beau-père indonésien, qui l’entraînait à la boxe, rend sans doute compte d’une tendance à se ranger du côté du pouvoir : ce fut son seul recours à Djakarta. Jeune adolescent, la figure tutélaire de sa grand-mère l’a persuadé qu’il suffit à chacun de vouloir pour s’en sortir d’où son slogan « Yes, we can ! »
Ignorant l’incidence des empreintes traumatiques sur nos choix de vie, Barack Obama s’est présenté en sauveur d’une nation éreintée par les années Bush. S’il a déçu ses partisans qui projetaient sur lui l’attente d’un changement radical, c’est que ceux-ci n’ont pas vu l’homme derrière l’élu providentiel. N’ayant pas reconnu leurs propres souffrances d’enfants, ils n’ont pu voir à l’œuvre les rejouements de celles de leur président. Car seule une patiente et souvent douloureuse mise au jour de nos histoires personnelles, autant que collectives, pourra nous libérer de leur emprise sur nous.
Marc-André Cotton
© M.A. Cotton 10.2016 / regardconscient.net
Du sacrifice de soi au sacrifice de l’autre dans la politique de la famille Bush
La biographie du quarante-troisième président des États-Unis, George Walker Bush, illustre ici les mécanismes par lesquels les adultes inculquent aux enfants des « valeurs » issues de leur propre adaptation à la violence éducative et les enferment dans la reproduction de schémas de comportement douloureux. Une analyse indispensable à l’heure où un troisième Bush se présente comme un candidat républicain potentiel à l’élection présidentielle de 2016.
(07/2015)
Notes :
[1] Lire son Discours de campagne du 10 janvier 2008, dans lequel il parle même de « réparer le monde ». John Gerring et Joshua Yesnowitz, « L’audacieux pari d’Obama », Le Monde diplomatique, avril 2008.
[2] Cette somme gigantesque représente la moitié du produit intérieur brut américain. Lire Bob Ivry, Bradley Keoun et Phil Kuntz, “Secret Loans Gave Banks $13 Billions Undisclosed to Congress”, Bloomberg Markets, 28.11.2011.
[3] Dedrick Asante-Muhammad et al., “The Ever-Growing Gap”, Institute for Policy Studies, août 2016.
[4] “Child Well-Being in Rich Countries, A Comparative Overview”, UNICEF Office of Research, avril 2013.
[5] Matt Bruenig, “A Child Allowance Last Year Would Have Cut Child Poverty In Half, Again”, Policyshop, 22.10.2014.
[6] Barack Obama, Dreams from my Father: A Story of Race and Inheritance, Crown, 1995, 2007, pp. 9-10. Pour d’autres références biographiques, voir le dernier chapitre de mon livre Au nom du père : les années Bush et l’héritage de la violence éducative, L’Instant présent, 2014.
[7] La triste histoire de Barack Obama, père, est relatée par Sally H. Jacobs, The Other Barack: The Bold and Reckless Life of President Obama’s Father, Public Affairs, 2011.
[8] Barack Obama, Dreams from my Father, op. cit., p. 68.
[9] Lolo Soetoro, cité par Barack Obama, Dreams from my Father, op. cit., p. 41.
[10] Sur l’intervention américaine en Libye, Obama a depuis fait son mea culpa. Lire Daniel Vernet, « Les regrets francs et révélateurs de Barack Obama sur la Libye », Slate, 16.04.2016.
[11] Barack Obama, interviewé par Janny Scott, A Singular Woman: The Untold Story of Barack Obama’s Mother, Riverhead Books, 2011, p. 353.