Revue PEPS


Sigmund Freud, fils d’Amalia


par Marc-André Cotton


Cet article est paru dans la revue PEPS No 18 (printemps 2017)
Une version anglaise de cet article est disponible ici.

 

 

Résumé : Les traces des toutes premières empreintes traumatiques sont omniprésentes dans l’œuvre de Freud, mais encore mal comprises de ses biographes. Douloureux, ce point aveugle de la pensée freudienne explique le peu d’intérêt qu’il accorda à l’intimité de la mère et du nourrisson.

 

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Explorateur de l’inconscient, Sigmund Freud n’a que peu visité les premières années de sa vie, une époque qu’il qualifiait de « préhistorique[1] ». S’il a parlé de son ambivalence à l’égard de son père Jacob, notamment dans sa correspondance avec Fliess, le fondateur de la psychanalyse est resté très secret sur les rapports qu’il avait entretenus avec sa mère Amalia. Son biographe Ernest Jones pensait même que « des motifs extrêmement puissants avaient forcé Freud, dans ses jeunes années, à dissimuler aux autres – et peut-être à lui-même – une phase importante de son évolution[2]. »

Au-delà de sa compulsion à étouffer sa propre vérité, c’est donc dans ses écrits et quelques passages-clés de sa biographie qu’il nous faut chercher la première empreinte maternelle sur la vie de Freud. Ce vécu précoce – à l’évidence traumatisant en regard des connaissances actuelles sur l’attachement – rend sans doute compte de cette idée freudienne selon laquelle l’enfant veut « posséder sa mère » comme si lui-même avait entretenu ce fantasme tout au long de son existence.


Compenser un désespoir

Née en 1835, Amalia Nathanson Freud n’avait pas vingt-et-un ans lorsque vint au monde son premier enfant, prénommé Schlomo (Sigismund) en souvenir du grand-père paternel. Tout juste mariée à un homme deux fois plus âgé, qu’elle ne connaissait guère, la jeune et belle femme venait de quitter Vienne – une métropole européenne rayonnante, à l’instar de Paris – pour Freiberg, petite ville de Moravie où son conjoint dirigeait un commerce de laine peu profitable. On ignore les raisons d’une telle union, mais un coup de foudre semble improbable. Soulignant le sexisme de l’époque, plusieurs investigatrices avancent qu’Amalia aurait été « vendue » à Jacob Freud, déjà veuf et père de deux jeunes hommes, pour la punir d’une liaison amoureuse réprouvée par sa famille[3].

Il faut imaginer le dépit de la jeune fille qui, pour compenser un profond désespoir, allait vouer à son aîné un culte sans borne. L’enfant était né « coiffé » d’un morceau de sac amniotique, signe que la croyance populaire interprétait comme une promesse de bonne fortune. Amalia chérissait les anecdotes qui la confortaient dans ce sens et sa fille Anna écrira : « Peut-être que la confiance de ma mère dans le destin de Sigmund joua un rôle crucial sur le cours de sa vie[4]. » Freud dira avoir maintes fois ressenti en lui-même cette ambition de reconnaissance sans réaliser qu’il portait là les aspirations maternelles[5].


Décès des deux Julius

Amalia mit au monde sept autres enfants dans la décennie suivante, soit pratiquement un par année. Son second fils Julius mourut six mois après la naissance, le 15 avril 1858. Les archives de la communauté juive de Vienne ont montré que le frère d’Amalia, également prénommé Julius, était mort d’une tuberculose un mois auparavant, à l’âge de vingt ans[6]. Cette double perte aura profondément affecté la jeune mère, enceinte d’un troisième bébé, et le jeune Sigmund âgé de deux ans[7].

Vers six ans, Amalia lui assura que nous étions tous fait de terre et devions donc y retourner après la mort. Comme Sigmund était incrédule, elle frotta les paumes de ses mains pour détacher quelques peaux mortes en guise de preuve. « Je fus stupéfait par cette démonstration oculaire, écrira-t-il, et je me résignai à ce que plus tard j’appris à formuler : “Tu dois rendre ta vie à la nature.”[8] »

Assurément, Amalia s’était sentie responsable du décès de son frère Julius, qu’elle avait dû laisser en quittant Vienne contre son gré – une culpabilité exacerbée par celui de son second fils portant le même prénom. Freud ne mesurera pas l’impact de ce vécu maternel irrésolu sur la suite de son existence, marquée par une profonde fascination pour la mort. En 1920, lorsqu’il invente sa pulsion de mort, il la décrit à la manière de sa mère, comme la tendance fondamentale de tout être vivant à retourner à l’état inorganique[9].

 


Fig. 1 : Sigmund Freud et deux de ses sœurs avec leur mère Amalia, vers 1864.

 


Rituel élaboré

Mais revenons aux premiers mois de sa vie. À demi-mots, Freud a confié avoir été allaité par sa mère, mais n’a pas précisé la durée de ce nourrissage[10]. On peut penser que ce fut loin d’être satisfaisant pour lui. Dans le développement de sa théorie sur la sexualité infantile, il décrit en effet « le suçotement » comme une répétition rythmique (et voluptueuse) d’un contact de succion dont la finalité alimentaire est exclue et y voit l’un des traits essentiels de l’activité sexuelle du nourrisson[11]. En fait, un bébé cherchant d’instinct le sein maternel et qui, ne le trouvant pas, compense ce manque vers une autre région de la peau. Freud conclut pourtant que ces enfants se livrent à une activité autoérotique et pourraient avoir, à l’âge adulte, « un sérieux motif pour boire et pour fumer ».

On sait que tel était le cas de Freud, qui fumait jusqu’à vingt cigares par jour dans un rituel compensatoire élaboré. Quand des collègues se réunissaient chez lui, l’air était saturé de nicotine et nombre d’entre eux devinrent de gros fumeurs pour ne pas décevoir le maître en refusant de partager une addiction dont même la perspective d’une mort certaine ne put le détourner. Ces moments d’intimité et d’intense volupté le ramenaient à une mère qu’il n’avait jamais eue et qui seule aurait pu le satisfaire pleinement[12].


Séparations douloureuses

La séparation était au cœur des angoisses de Freud. Dans une lettre à son ami Fliess, il décrivit un rêve récurrent qui le tourmentait depuis longtemps : « Je ne trouve pas ma mère, je hurle comme un désespéré. » Son demi-frère Philipp, de vingt ans plus âgé, lui ouvre alors un coffre où elle n’est pas non plus. L’enfant hurle plus encore jusqu’à ce qu’Amalia apparaisse à la porte, svelte et belle[13]. Sur la base de cette association, Freud interrogera sa mère sur la disparition de leur bonne d’enfants, révélant malgré lui de bien curieuses circonstances.

À Freiberg, les Freud avaient coutume de laisser leurs petits à une vieille Tchèque très catholique du nom de Monika Zajíc. Ce fut le cas pour Sigmund avec la mort de Julius, la troisième grossesse d’Amalia et la naissance de sa sœur Anna. Surnommée Nannie, elle s’était prise d’affection pour lui, l’emmenait à l’église et lui enseignait « ce que fait le bon Dieu ». Monika Zajíc fut accusée de vol, renvoyée et emprisonnée lorsque Sigmund avait à peine trois ans.

On comprend mieux le rêve du « coffre » qui évoque la détention de la bonne autant que la nouvelle grossesse d’Amalia[14]. Si le motif réel du renvoi de Nannie n’est pas certain, la disparition de cette maman de substitution eut pour effet de raviver chez le bambin les affres de l’arrachement maternel. Elle devait signifier la distance qu’Amalia avait imposée à son premier-né avec l’arrivée des suivants et l’insécurité que Sigmund dut alors refouler. L’épisode précède de peu une autre rupture qui fut pour Freud une cause de profonde affliction : le départ définitif de la famille pour Leipzig, puis Vienne.


Une agressivité à peine voilée

Comment comprendre les sentiments ambivalents d’Amalia pour son « Sigi en or », comme elle aimait l’appeler tout en lui accordant d’innombrables privilèges ? En présence d’étrangers, elle se montrait aimable, mais des proches la décrivirent comme un tyran domestique au tempérament volatile[15]. Personne n’enviait Dolfi, sa fille célibataire vouée aux soins d’une mère vieillissante « qui était une tornade[16] ». Dans leur appartement de Vienne et pour qu’il puisse étudier, Sigmund avait une chambre éclairée par une lampe à huile, tandis que les huit autres membres de la famille s’entassaient dans les deux pièces restantes et se contentaient de bougies. Tout cela occasionna ce qu’on appelle des « jalousies ».

Mais Freud ne rendait à sa mère guère plus qu’une courtoisie filiale et en parlait très peu. Ses visites lui causaient des troubles intestinaux le ramenant sans doute au petit garçon de Freiberg qui implorait un peu de tendresse en contrôlant son agressivité. « La mère peut reporter sur son fils tout l’orgueil qu’il ne lui a pas été permis d’avoir d’elle-même » écrira-t-il dans sa Cinquième conférence sur la féminité[17]. Sigmund était son préféré, mais Amalia attendait en retour la pleine satisfaction de ses exigences et le respect du rôle qu’elle lui avait attribué dès sa naissance. Au décès d’Amalia, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, Freud éprouvera un sentiment de délivrance et le soulagement de ne pas être mort avant elle. Il n’assistera pas à son enterrement[18].


Trahisons et ruptures

Tout laisse penser que Freud a reporté sur son entourage cette douloureuse problématique héritée de sa mère – en particulier sur Martha, sa fiancée et future femme. Les jeunes gens s’étaient rencontrés au printemps 1882, mais Freud conditionna leur mariage à l’obtention d’un cabinet de consultation à Vienne, de sorte que leurs fiançailles durèrent plus de quatre ans. Séparés géographiquement, les amoureux s’écrivaient presque quotidiennement et leurs lettres ont été conservées. La jalousie quasi maladive dont souffrait Freud y est manifeste.

Le jeune homme lui demande par exemple de renoncer à toute relation qu’il n’approuve pas, à son frère Eli et à sa mère en particulier que Freud juge « capricieuse et sans cœur ». Il veut la soustraire à son influence en la faisant venir à Vienne, mais entre dans une colère noire parce qu’elle le ferait pour soulager sa mère : « S’il en est ainsi, c’est que tu es mon ennemie. […] si tu n’es pas capable de suffisamment m’aimer pour renoncer en ma faveur à ta famille, tu me perdras, tu briseras ma vie, sans pour cela obtenir quoi que ce soit des tiens[19]. » D’autres extraits dévoilent les reproches qu’il adresse en réalité à sa mauvaise mère, par personnes interposées, et sa frustration d’un attachement maternel sécurisant que trahit une extrême possessivité. « Ne le prends pas mal, lui écrit-il encore, je ne te laisserai à personne, et personne ne te mérite ; aucun autre amour n’est comparable au mien[20]. »

Cette peur de perdre l’être aimé transparaît enfin dans la correspondance passionnée qu’il entretiendra avec Wilhelm Fliess, un médecin berlinois renommé dont la fréquentation épisodique compensait un besoin inassouvi de proximité maternelle. Regrettant que les deux hommes ne se voient pas plus souvent, il espérait par exemple « être assez longtemps chez [lui] et avec [lui] pour ne pas ressentir de manque[21] ». Avec Fliess et d’autres figures nourricières qui jalonnèrent son parcours de vie, Freud devait revivre le douloureux cortège de trahisons et de ruptures qui marquèrent sa prime enfance. Et nourrir un ressentiment opiniâtre envers la féminité primordiale. À défaut d’accueillir cette souffrance « préhistorique », il ne pourra pas non plus reconnaître dans son œuvre l’importance de l’accueil inconditionnel d’une mère pour ses tout-petits.

Marc-André Cotton

 

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Notes :

[1] De cette époque qu’il situe entre 1 et 3 ans, Freud dit tout de même qu’elle est « la source de l’inconscient ». Lettre du 10 III 1898, in Lettres à Wilhelm Fliess, 1887-1904, PUF, 2006.

[2] Ernest Jones, La Vie et l’Œuvre de Sigmund Freud, Vol. 2, PUF, 1961, 2006, p. 433.

[3] Notamment Marianne Krüll et Gabrielle Rubin, qui suggère qu’Amalia était enceinte d’un autre homme à son mariage avec Jacob Freud, le 29 juillet 1855. Lire Gabrielle Rubin, Le roman familial de Freud, Payot, 2002, p. 58.

[4] Anna Freud Bernays, “My Brother Sigmund Freud”, in American Mercury, November 1940, p. 335.

[5] Il s’en confie par exemple dans L’interprétation du rêve, ch. V, § 2 : « Ma soif de grandeur viendrait-elle de là ? ».

[6] Lire Marianne Krüll, Sigmund, Fils de Jacob, Gallimard, 1983, p. 167.

[7] Dans une lettre à Fliess, Freud écrit « [qu’il avait] salué la venue de [son] frère plus jeune d’un an [mort à quelques mois] avec de mauvais souhaits et une véritable jalousie d’enfant et que sa mort a laissé en [lui] le germe de reproches. » Lettre du 3 X 1897, in Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit.

[8] Plus explicite, le texte allemand original indique : « Du bist der Natur einenen Tod schuldig. » Tu dois une mort à la nature !, S. Freud, L’interprétation du rêve, op. cit.

[9] Lire Jean Laplanche et Jean-Bernard Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967, 1981.

[10] Dans L’interprétation du rêve, il évoque « la mère qui donne la vie et aussi (c’est mon cas) la première nourriture au vivant. Le sein de la femme évoque à la fois la faim et l’amour ». Op. cit.

[11] S. Freud, “Les manifestations de la sexualité infantile“, in Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, 1987, pp. 102-106.

[12] Lire à ce propos Deborah P. Margolis, Freud and his Mother, Preoedipal Aspects of Freud’s Personality, Jason Aronson Inc., 1977, 1996, pp. 97-103.

[13] Lettre du 15 X 1897, dans laquelle il parle pour la première fois du complexe d’Œdipe : « Chez moi aussi j’ai trouvé le sentiment amoureux pour la mère et la jalousie envers le père, et je les considère maintenant comme un événement général de la prime enfance […]. » Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit.

[14] Dans une note ajoutée tardivement à la Psychopathologie de la vie quotidienne, Freud indique : « L’enfant, qui n’a pas trois ans, a compris que la petite sœur qui vient d’arriver a poussé dans le ventre de sa mère. Cette naissance ne lui agrée pas du tout et, méfiant, il s’inquiète de ce que le ventre de sa mère pourrait receler d’autres enfants. L’armoire, ou le coffre, est pour lui un symbole de ce ventre maternel. » Cité par E. Jones, in La Vie et l’Œuvre de Sigmund Freud, tome I, PUF, 1958, 2006, p. 11.

[15] Notamment Judith Bernays Heller, petite fille d’Amalia, Freud as We Knew Him, Wayne State University Press, 1956, 1973, pp. 335-338.

[16] Martin Freud, Sigmund Freud: Man and Father, Vanguard, 1958, p. 11.

[17] S. Freud, “Cinquième conférence. La Féminité”, in Nouvelles sur la psychanalyse, Gallimard, 1971, p. 175

[18] Lettre du 30 VIII 1930 à Jones, citée dans La Vie et l’Œuvre de Sigmund Freud, tome III, PUF, 1969, 2006, p, 174.

[19] Cité par Jones, La Vie et l’Œuvre de Sigmund Freud, tome I, op. cit., p. 144.

[20] S. Freud, cité par Deborah P. Margolis, Freud and his Mother, Preoedipal Aspects of Freud’s Personality, op. cit., p. 35.

[21] Lettre du 28 VIII 1895, Lettres à Wilhelm Fliess, op. cit.