Résumé : Les histoires de loup et de sorcière peuvent déclencher de véritables angoisses chez les plus jeunes enfants. De plus, les interprétations qu’en propose la psychanalyse – et notamment celles de Bruno Bettelheim – rendent ces derniers responsables des souffrances qu’ils manifestent. Alors faut-il ranger les livres de contes au musée ?
Une correspondante m’a récemment rapporté que son garçon de deux ans était rentré de la garderie avec une anxiété inhabituelle, lui demandant soudain si les sorcières existent et si les loups mangent les enfants. Comme ces images de contes populaires l’obsédaient jusque dans son sommeil, elle questionna d’autres mamans de la crèche. Elles aussi avaient observé que, lors de promenades au parc par exemple, leurs petits craignaient maintenant de voir un loup ou un petit chaperon rouge surgir derrière un bosquet ou un arbre. Outre les stéréotypes que ces fables véhiculent, ma correspondante se demandait s’il était judicieux de perturber ainsi de si jeunes enfants et décida d’en parler avec l’adjointe pédagogique de cette structure d’accueil.
Interprétation freudienne
Il lui fut répondu que de tels récits sont toujours considérés comme nécessaires à la construction du psychisme infantile comme l’avait indiqué en son temps Bruno Bettelheim. Dans son livre Psychanalyse des contes de fées (1976), l’auteur avançait en effet que cet imaginaire devait aider l’enfant à reconnaître ses peurs et à les surmonter sans préciser l’âge requis pour ces histoires. Aujourd’hui, soulignait ma correspondante, les neurosciences affectives suggèrent qu’avant cinq ou six ans, son cerveau n’est pas assez mature pour intégrer une surcharge émotionnelle[1]. Quel motif y aurait-il à effrayer sciemment un tout-petit pour l’exhorter ensuite à surpasser son effroi s’il n’est pas en mesure de le faire ?
Ce paradoxe découle d’une interprétation freudienne du développement de l’appareil psychique une grille de lecture qui semble s’être imposée jusque dans les métiers de la petite enfance. Du conte de fées, Bettelheim écrit ainsi qu’il aide l’enfant « à renoncer à ses désirs infantiles de dépendance et à parvenir à une existence indépendante plus satisfaisante[2] ». Pour Freud en effet, c’est en surmontant ses déceptions narcissiques, en dépassant ses dilemmes œdipiens que celui-ci pourrait affirmer sa propre personnalité et prendre conscience de ses obligations morales. Mais la proposition est d’autant plus sournoise que c’est l’adulte qui projette ses interprétations sur l’enfant pour l’inviter ensuite à se contrôler via la symbolique du conte en somme une forme de manipulation.
Menace de mort
Ainsi, le thème des Trois Petits Cochons devrait apprendre aux enfants de maternelle de la façon la plus captivante, selon Bettelheim que nous ne devons pas être paresseux ou prendre les choses à la légère, « faute de quoi nous pouvons perdre la vie[3] ». C’est bien ce qui arrive aux deux premiers imprudents qui construisent avec un minimum d’efforts une maison n’offrant aucune protection contre le loup, contrairement au troisième cochon plus âgé, capable de remettre à plus tard son désir de jouer pour piéger et tuer l’animal, symbole des puissances inconscientes dévorantes « que l’on peut détruire par la force du moi ».
L’auteur fait l’éloge du « principe de réalité » et stigmatise « le principe de plaisir » qui animerait les plus jeunes porcelets exclusivement préoccupés par la satisfaction de leurs désirs immédiats. Quand on connaît l’importance du jeu libre dans le développement cognitif de l’enfant, on peut s’interroger sur la valeur d’une telle leçon de morale, assortie d’une menace de mort. Mais l’interprétation de Bettelheim étonne : « La méchanceté du loup est quelque chose que le jeune enfant reconnaît en lui-même : son envie de manger goulûment, et sa conséquence, l’angoisse d’avoir peut-être à subir lui-même le sort du loup[4]. »
Fig. 1 : Historiquement, les premiers contes imprimés n’étaient pas destinés à un jeune public, mais aux lettrés des classes dirigeantes, ici la cour de Louis XIV. (Illustration des Contes de ma mère l’oye, 1695)
« Avidité orale »
Les interprétations faites par la psychanalyse sur l’intimité de la mère et de son nourrisson transparaissent aussi dans son exégèse du Hansel et Gretel des frères Grimm, où deux bambins perdus par leurs parents pauvres se retrouvent prisonniers d’une sorcière anthropophage. La thématique des enfants abandonnés en période de disette apparaît fréquemment dans les contes populaires et reflète malheureusement une réalité historique. Mais Bettelheim préfère y voir une métaphore « des dangers de l’avidité orale incontrôlée et de la dépendance[5] ». La maison de pain d’épice qu’ils dévorent serait le symbole d’une mère « qui donne son corps en pâture », mais aussi des enfants « aveuglés par leur gourmandise ». De son côté, l’ogresse incarnerait leurs propres tendances cannibales et sa noirceur les forcerait à réprimer leurs désirs instinctuels.
On connaît mieux aujourd’hui l’origine de la douloureuse ambivalence de Freud au regard de la relation à la mère[6]. Ayant aussi souffert d’un manque d’attachement maternel (lire l’encadré), Bettelheim aura trouvé chez le Viennois des concepts pour gérer une sensation d’effroyable isolement, antérieure à son expérience des camps nazis, dont il voulut d’ailleurs libérer les jeunes autistes par des méthodes aujourd’hui dénoncées[7]. Il suggérait ainsi que les contes représentent pour l’enfant une source de réconfort lui permettant d’accepter qu’en passant par de dures épreuves, « il sera débarrassé des puissances malveillantes et qu’elles ne reviendront plus jamais menacer la paix de son esprit[8] ». En somme, lui donner un « plan B » pour faire face à l’insupportable aveuglement des adultes qui le frustrent d’une sécurité essentielle à son épanouissement en le détournant des causes profondes de ses souffrances à chercher dans la défaillance des parents.
Des figures parentales impuissantes
De fait, les contes de fées présentent un impressionnant catalogue de figures parentales malfaisantes, victimes de leur impuissance. Tel couple n’a plus de quoi nourrir ses sept garçons et se résigne à les perdre dans la forêt (Le Petit Poucet) ; tel père est incapable de protéger sa fille des malveillances de sa nouvelle épouse (Cendrillon) ; tel autre promet de livrer à une sorcière l’enfant que porte sa femme pour ne pas être puni d’un menu larcin (Raiponce) ; tel roi esseulé veut épouser sa propre fille (Peau d’Âne). L’intrigue déroule alors la marche fantasmatique du jeune enfant, privé de repères parentaux et chargé des non-dits familiaux, vers la sublimation de ses souffrances et le triomphe de sa résilience.
Ces fables nous « parlent » parce qu’au travers de situations dramatiques, leurs auteurs illustrent certaines des conséquences de la dissociation que les adultes, aux prises avec leurs propres blessures d’enfance, infligent à leur conscience. La lâcheté ou l’apathie, tout comme la défaillance, la convoitise ou l’hostilité parentale, sont les reflets de ces fractures psychiques qui nous rendent insensibles au vécu de nos enfants. Historiquement, ce genre littéraire n’était d’ailleurs pas destiné à un jeune public, mais aux lettrés des classes dirigeantes (fig. 1). Son succès doit beaucoup à la vulgarisation des textes imprimés et non à la sagesse de traditions orales, comme on le pense généralement[9]. Sa vocation « éducative » n’est venue que plus tard et s’est trouvé confortée par des concepts issus de la psychanalyse non sans aberration.
Fig. 2 : Pour Bettelheim, Le Petit Chaperon Rouge parlerait du désir inconscient de l’enfant d’être séduite par son père, le loup. (Illustration de Gustave Doré, 1867)
Être attentif au ressenti de l’enfant
Que penser en effet des références systématiques des interprètes de contes de fées à la théorie freudienne des pulsions et à son noyau dur, le complexe d’Œdipe une abstraction dont on sait qu’elle fait obstacle à la résolution des problématiques familiales[10] ? Le Journal des Psychologues nous invite par exemple à une lecture psychanalytique du Peau d’Âne de Charles Perrault, présenté comme « l’itinéraire d’une petite fille dans l’Œdipe ». On y retrouve l’idée trompeuse selon laquelle les contes populaires « puisent aux sources mêmes de ce qui parle de la vie[11] ». Sur les traces de Bettelheim, Le Carnet PSY présente un « test projectif expérimental », étalonné sur un échantillon normatif de 873 enfants, comme pour donner à ce dogme un vernis scientifique : le Fairy Tale Test ou test des contes de fées[12].
Dans Le Petit Chaperon Rouge, comme pour d’autres histoires débutant par une situation critique, une mère irréfléchie demande à sa fillette d’aller seule en forêt où elle croise le chemin du loup. On pourrait s’étonner de la négligence maternelle, mais Bettelheim y voit les caractéristiques d’une enfant menacée par sa sexualité naissante et « n’ayant pas encore maîtrisé ses conflits œdipiens[13] ». Si le vorace animal incarne un séducteur mâle renonçant tout d’abord à séduire sa proie pour ne pas être inquiété, l’histoire parlerait aussi « du désir inconscient de l’enfant d’être séduite par son père (le loup) » (fig. 2). La créatrice du Fairy Tale Test renchérit : « Le problème que [la fillette] doit résoudre, ce sont les liens œdipiens qui peuvent l’amener à s’exposer aux tentatives d’un dangereux séducteur (le loup)[14]. » En somme une copie conforme des paroles du maître.
On comprend facilement les dangers d’une interprétation qui culpabilise l’enfant au point de lui faire porter la responsabilité des négligences et des abus que lui imposent les adultes. Il grandira avec la conviction de ne pas mériter d’être aimé et projettera dans ses relations les souffrances qu’il a dû réprimer : des sentiments de trahison, d’abandon ou de honte, par exemple. Ses premiers traumatismes, dissociés et mémorisés dans son amygdale cérébrale, seront associés à des drames imaginaires qui participeront au maintien de son vécu refoulé. La causalité parentale étant évacuée, cela le privera d’une possible résolution de cette problématique et le rendra vulnérable à diverses formes de manipulation.
Si malgré tout l’enfant est en demande de telles histoires, le narrateur ne devrait pas y rajouter ses propres intensités émotionnelles, mais se rendre attentif à celles de son jeune auditeur pour l’aider à nommer un ressenti qui, lui, fait toujours sens.
Marc-André Cotton
© M.A. Cotton – 12.2018 / regardconscient.net
Bettelheim et les contes
Le roman familial de Bruno Bettelheim (1903-1990) fournit certains indices pour comprendre la fascination qu’exerçaient sur lui ces intrigues particulièrement celles qui finissent bien. D’après une biographe, la fortune de ses aïeux, qui s’établirent à Vienne dans la seconde moitié du XIXe siècle, avait tout d’un conte de fées. Fils d’un premier lit chassé par une marâtre, son grand-père maternel s’était retrouvé sur les routes de Bohème à treize ans, avec pour tout bagage une pièce d’argent offerte par un bon, mais faible géniteur. De son grand-père paternel, Bettelheim racontait qu’il était le fruit d’un adultère et que sa mère, honteuse, l’avait abandonné dans un orphelinat d’où il tira son patronyme : la contraction de Bettler (le mendiant) et de Heim (le foyer). Tous deux avaient fini par triompher de l’adversité et s’étaient enrichis dans la capitale impériale de Sissi et de François-Joseph d’Autriche[15].
La petite enfance de Bettelheim révèle aussi un désarroi que le psychanalyste devait attribuer aux protagonistes juvéniles des contes. Comme fréquemment dans les familles bourgeoises de cette époque, il fut confié bébé à une nourrice, une paysanne allemande qui délaissa son propre enfant pour s’occuper du petit Bruno. Une gouvernante, puis des bonnes prendraient ensuite le relais de sa mère tout occupée à ses obligations sociales. Bettelheim reconnaîtra qu’il aurait préféré être allaité par cette dernière que seules ses nombreuses maladies infantiles ramenaient vers lui. « Elle passait des heures à me soigner, à me distraire, confiera-t-il, et elle seule s’occupait de mes repas[16]… » Son obsession pour « les dangers de l’avidité orale incontrôlée et de la dépendance » est à mettre sur le compte des efforts qu’il dut faire, dès sa plus tendre enfance, pour pallier un manque précoce de maternage.
MCo
La parentalité positive culpabilise-t-elle les parents ?
Selon certaines critiques, la bienveillance éducative pourrait conduire à l’épuisement parental en s’imposant comme un nouveau modèle à suivre. Plus vraisemblablement, c’est le manque d’un positionnement libérateur face à leurs propres parents qui menace les jeunes couples désireux de mieux faire avec leurs enfants.
(10/2017)
Notes :
[1] Dans sa conférence Les neurosciences et le développement de l’enfant, mise en ligne en mai 2015, le Dr Catherine Gueguen affirme que les histoires de loups, de sorcières et de monstres « déclenchent de véritables peurs en dessous de cinq ans, car l’enfant n’est pas vraiment capable de différencier le réel de l’imaginaire, de prendre du recul, de se raisonner ». (51e minute).
[2] Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Pocket Robert Laffont. 1976, p. 24.
[3] Ibid., p. 67.
[4] Ibid, p. 70.
[5] Ibid., p. 247.
[6] Lire Marc-André Cotton, « Sigmund Freud, fils d’Amalia », Revue PEPS, No 18, printemps 2017.
[7] Lire Michel Plon, « Les tourments de Bettelheim », Libération, 18.05.1995.
[8] Bettelheim, op. cit., p. 226.
[9] Cyrille François, « L’histoire des contes de fées : une histoire de livres », ActaFabula, Vol. 10, No 8, octobre 2009.
[10] Lire notamment Marc-André Cotton, « Le mythe d’Œdipe : culpabiliser l’enfant ou reconnaître le poids de l’histoire familiale ? », Revue PEPS, No 14, printemps 2016.
[11] Michèle Aquien, « Si Peau d’Âne m’était conté… », Le Journal des Psychologues, No 262, novembre 2008, p. 67.
[12] Carina Coulacoglou, « La psychanalyse des contes de fées : les concepts de la théorie psychanalytique de Bettelheim examinés expérimentalement par le test des contes de fées », Le Carnet PSY, Vol. 110, No 6, juillet-août 2006, pp. 31-39.
[13] Bettelheim, op. cit., p. 261.
[14] Carina Coulacoglou, op. cit., p. 33.
[15] En 1868, François-Joseph avait accordé aux juifs la pleine citoyenneté, marquant le début d’une forte immigration vers Vienne. Les informations de ce paragraphe sont tirées de Nina Sutton, Bruno Bettelheim, une vie, Stock, 1995, pp. 40-43.
[16] Bruno Bettelheim, cité par Nina Sutton, ibid., p. 69.