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Isolement de l’enfant : que nous dit la recherche ? (1/2)

par Marc-André Cotton

Retrouvez ici la seconde partie de cet article!

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Résumé : Bien que la psychologie du développement soit formelle sur l’importance du lien entre les mères et leurs nourrissons pour le développement de leurs capacités cognitives et affectives, les méthodes d’extinction des pleurs par l’isolement de l’enfant font recette dans le monde occidental. Comme le « time-out » dont il sera question dans un second volet, ces pratiques reposent sur les mêmes concepts par lesquels le béhavioriste B. F. Skinner justifiait de conditionner ses rats de laboratoire.

 

Les interactions entre l’enfant et sa mère d’abord, puis son environnement proche, ont fait l’objet d’interprétations renouvelées à mesure qu’évoluait notre compréhension du phénomène humain. Récemment, des recherches en psychologie du développement ont ainsi démontré qu’il existe une synchronicité naturelle entre les cycles biologiques du tout-petit et les réponses spontanées de sa mère. Tant la mère que l’enfant sont en mesure d’ajuster leur comportement en fonction de l’état émotionnel de leur vis-à-vis, au point que les chercheurs parlent d’une synchronicité mutuelle. Ce type d’interactions est fondamental pour le développement des capacités cognitives et affectives de l’enfant, comme pour sa faculté à réguler ses émotions. Une synchronicité harmonieuse, établie entre 3 et 9 mois, est prédictive d’un attachement sécure plus tard dans l’enfance. À l’inverse, divers types d’attachements insécures ont été corrélés à des ruptures de la synchronicité mère-enfant, notamment des comportements de mise à distance, des négligences émotionnelles ou un investissement maternel défaillant[1].

 

Synchronicité et facteurs de stress

Des études ont montré qu’une synchronicité physiologique entre la mère et l’enfant existait aussi dans une situation de stress intense, et qu’elle avait un impact positif sur le développement du bébé. Ainsi, les cris d’un nourrisson ou l’expression faciale d’une souffrance déclenchent naturellement chez la mère une réponse comportementale susceptible d’apaiser l’inconfort de l’enfant. Après avoir mesuré chez l’une et chez l’autre des taux élevés de cortisol salivaire, les chercheurs constatèrent que ces taux diminuaient conjointement à l’issue de la phase stressante. En d’autres termes, la capacité de la mère à percevoir la détresse de son enfant est corrélée à l’harmonisation de leur réponse physiologique au stress[2].

Mais qu’en est-il lorsque la mère n’est pas en mesure de répondre aux signaux de détresse émis par son enfant ? On peut penser à certains états dépressifs liés à une problématique familiale particulière, mais plus généralement aux multiples sollicitations inhérentes aux premiers mois de la vie, qui peuvent générer chez l’adulte un sentiment d’impuissance, notamment la délicate question de la transition vers le sommeil. Dans ces cas-là, la réponse du parent consiste souvent à s’en remettre aux conseils de son entourage et à « laisser pleurer le bébé » sans intervenir, dans l’idée qu’il développe par lui-même une capacité à s’auto-réguler.

 

Programme d’entraînement au sommeil

Tel fut précisément le contexte étudié par une équipe de chercheurs, dans le cadre d’un programme d’entraînement au sommeil de cinq jours, proposé en résidentiel à un groupe de vingt-cinq mères néo-zélandaises et à leurs bébés, âgés de 4 à 10 mois. La journée, mères et enfants partageaient des interactions chaleureuses et des activités communes. Mais le soir, le programme impliquait leur séparation à l’endormissement et visait l’extinction des pleurs des nourrissons au fil des jours, à mesure que ces derniers s’en remettaient à eux-mêmes pour s’assoupir. Implicitement, le fait que les enfants n’expriment plus leur détresse suggérait qu’ils avaient intégré que leurs cris étaient inefficaces pour mobiliser leurs mères — en somme que « cela ne servait à rien de pleurer ».

Les chercheurs, menés par Wendy Middlemiss de l’Université du Nord Texas, prélevèrent et firent analyser la salive des mères et des nourrissons au début de la période nocturne, puis après la phase d’endormissement afin de déterminer leurs taux de cortisol respectifs. Le premier jour, ces derniers étaient positivement corrélés même quand les bébés exprimaient leur détresse d’être isolés de leurs mères. La synchronicité physiologique existant naturellement entre une mère et son petit, même dans cette situation de stress intense, demeurait inaltérée.

 

Perturbation de la synchronicité mère-bébé

Le troisième jour du programme cependant, les résultats montrèrent que les réponses physiologiques et comportementales des nourrissons étaient dissociées. S’ils ne pleuraient plus après la phase de transition vers le sommeil, leurs taux de cortisol restaient élevés. Chez les mères en revanche, rassurées par l’extinction des pleurs de leurs bébés, les niveaux de cortisol avaient diminué. En d’autres termes, elles n’étaient plus synchronisées à la détresse physiologique de leurs enfants.

Pour les auteurs de l’étude Middlemiss, la persistance d’importants taux de cortisol dans l’organisme de ces enfants, en dépit de l’extinction de leurs pleurs, suggère « qu’ils n’ont pas appris à gérer leurs expériences de stress et d’inconfort[3] » comme ils l’auraient fait en présence d’une mère attentionnée. Ils en appellent à des recherches plus poussées sur les implications de la perturbation de la synchronisation physiologique mère-bébé pour les étapes du développement de la petite enfance.

 

Mesurer objectivement le sommeil

Mais alors que répondre aux défenseurs de l’extinction des pleurs par l’isolement du nourrisson qui affirment, en s’appuyant sur d’autres études[4], que les bébés dorment mieux et sont plus équilibrés ? Eh bien, que ces recherches ont en commun un défaut méthodologique majeur : elles ne se fient qu’aux déclarations des parents. Or ces derniers peuvent se tromper ! Isolés dans une pièce, leurs bébés se réveillent parfois sans appeler, les laissant croire qu’ils dorment. Les raisons personnelles qui les poussent à recourir aux méthodes d’extinction sont aussi susceptibles d’influencer leur jugement.

Jusqu’à récemment, de telles études n’incluaient pas de mesures objectives du sommeil des nourrissons par des données actigraphiques comme les mouvements du corps ou l’activité motrice. L’une des premières à le faire fut menée auprès de quarante-trois familles par Michael Gradisar de l’université Flinders (Australie). Sur la base des rapports parentaux, ses auteurs consacrèrent une bonne partie de leur article à discuter des avantages de l’extinction des pleurs par l’isolement, mais ajoutèrent dans leur conclusion : « Aucun changement significatif du sommeil n’a été constaté en utilisant l’actigraphie objective, ce qui suggère que les carnets de sommeil et l’actigraphie mesurent des phénomènes différents [et que] les nourrissons peuvent encore être éveillés sans le signaler à leurs parents[5]. »

 

Essai randomisé

Une étude plus étendue fut conduite par Wendy Hall de l’université de la Colombie-Britannique (Canada), une fervente partisane de l’extinction des pleurs par l’isolement dès six mois. Deux-cent-trente-cinq familles et leurs bébés de six à huit mois furent réparties en deux groupes, de manière aléatoire. Les parents assignés au premier reçurent des informations sur le sommeil des nourrissons ainsi que sur l’approche par l’extinction des pleurs, tandis que le second groupe ne reçut que les informations sur la sécurité des nourrissons.

Comme attendu, les rapports fournis par les parents confirmèrent l’efficacité de l’isolement, ceux-ci faisant état d’une diminution des réveils nocturnes et d’un meilleur sommeil pour leurs bébés. Mais les données actigraphiques objectives invalidèrent cette présomption. En évaluant le nombre de réveils nocturnes, les longs épisodes de réveil et la période de sommeil la plus longue, au début de l’intervention et après six semaines, les chercheurs durent constater qu’aucune différence significative n’apparaissait entre les deux groupes. Ils en conclurent candidement que « les interventions comportementales [à savoir l’extinction des pleurs par l’isolement des bébés] ont pour but d’aider les nourrissons à s’auto-réguler plutôt que de prévenir les réveils nocturnes », justifiant ainsi leurs présupposés[6].

 

Problème typique du monde occidental

Ces résultats peu probants ont conduit d’autres chercheurs à tester l’efficacité d’une approche plus sensible aux signes de détresse de l’enfant. Outre la qualité du sommeil des bébés, une étude pilote récente, menée par Sarah Blunden de l’Appleton Institute (Australie), évalua le stress et la symptomatologie dépressive des mères auprès d’une trentaine de dyades mère/nourrisson de diverses origines culturelles[7]. Ses auteurs constatèrent que les mères qui répondaient aux cris de leurs bébés étaient elles-mêmes moins stressées et présentaient moins de symptômes dépressifs que celles qui appliquèrent les protocoles d’extinction des pleurs. Malgré la petite taille de l’échantillon, ils en conclurent que cette approche réactive était plus favorable à la santé relationnelle et mentale des mères. Peut-être pour cette raison, le nombre de réveils nocturnes de leurs nourrissons étaient également moins élevé.

Sans épuiser le sujet, une dernière étude allemande mérite d’être mentionnée. Elle fut conduite par Monique Maute et Sonja Perren de l’université de Konstanz (Allemagne) sur un échantillon de 586 familles pour voir dans quelle mesure le fait d’ignorer les pleurs des enfants au coucher avait une origine culturelle. Aux États-Unis, deux tiers des best-sellers de conseils sur le sommeil des enfants recommandent diverses formes de crying-out, un tiers seulement favorisant le co-sleeping[8]. En comparaison, les Japonais se disent peu préoccupés par les insomnies de leurs petits, et dans d’autres régions du monde où les enfants dorment avec leurs parents, les troubles de sommeil sont quasiment inexistants. L’étude de Maute et Perren souligna que les troubles comportementaux liés au sommeil apparurent progressivement comme un problème typique du monde occidental industrialisé, enraciné dans l’histoire de nos pratiques éducatives. Le recours à l’extinction des pleurs des nourrissons serait donc fortement corrélé à l’héritage de croyances des parents[9].

 

Rats de laboratoire

Dans ce bagage figurent en bonne place des techniques de conditionnement issues de la psychologie comportementaliste développées dès les années 1930 — notamment celles du béhavioriste B. F. Skinner, l’inventeur de la boîte du même nom. Quel parent séduit par telle méthode d’extinction des pleurs a-t-il conscience que celle-ci lui propose une variante des dispositifs expérimentaux que ce chercheur appliquait à ses rats de laboratoire ? Le concept même d’extinction repose sur l’idée que les enfants s’apparentent à de petits animaux susceptibles d’être dressés : la punition que constitue l’isolement est supposée éteindre progressivement leurs pleurs, tandis que le retour du pourvoyeur de soins récompensera un comportement jugé plus acceptable sur le principe du conditionnement opérant. Dans un prochain article, nous verrons que les mêmes fondements conceptuels justifient le time-out prôné par certains pédagogues, la mise à l’écart de l’enfant puis sa réintégration dans le cercle de ses proches devant jouer le rôle d’un renforcement positif de type skinnérien.

Ce bref survol de quelques études disponibles relatives à l’isolement de très jeunes enfants montre tout d’abord que la psychologie du développement confirme aujourd’hui l’existence d’une synchronicité biologique entre les mères et leurs bébés, tout comme son rôle central dans le développement des capacités cognitives et affectives de l’enfant. En cas de stress intense, ce dispositif physiologique déclenche naturellement une réponse maternelle susceptible d’apaiser l’inconfort du nourrisson. Les conséquences à long terme d’un stress qualifié de toxique sont également bien étudiées : en l’absence d’un environnement sécurisant, le cortex préfrontal de l’enfant ne développe pas les connexions synaptiques lui permettant de gérer ses débordements émotionnels et court le risque de présenter par la suite des comportements préjudiciables à sa santé ou à son intégration sociale[10].

Malgré ces données objectives, la question de savoir si les méthodes d’extinction des pleurs par l’isolement de l’enfant occasionnent de tels niveaux de stress fait débat. Bien que ces interventions comportementales n’aient pas d’influence significative sur le sommeil des nourrissons, le contexte culturel est déterminant dans le choix d’ignorer l’expression de leur détresse. La popularisation de concepts skinnériens par nombre de best-sellers occidentaux proposant des conseils sur le sommeil des enfants semble ainsi faire écho à des pratiques éducatives historiques centrées sur la séparation des mères et de leurs bébés.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 04.2023 / regardconscient.net

 


Notes :

[1] Pour un aperçu de ces recherches, lire Wendy Middlemiss et al., “Asynchrony of mother-infant hypothalamic-pituitary-adrenal axis activity following extinction of infant crying responses induced during the transition to sleep”, Early Human Development, Vol. 88, Issue 4, April 2012, pp. 227-232.

[2] Ibid., p. 228.

[3] Ibid., p. 231.

[4] Pour un compte-rendu de 52 études sur l’efficacité du traitement comportemental des problèmes de sommeil chez le jeune enfant, lire Jodi A. Mindell et al., “Behavioral treatment of bedtime problems and night wakings in infants and young children”, Sleep, Vol. 29, Issue 10, October 2006, pp. 1263-1276.

[5] Michael Gradisar et al., “Behavioral Intervention for Infant Sleep Problems: A Randomized Controlled Trial”, Pediatrics, June 2016; 137(6):e20151486.

[8] Ces positions contradictoires reflètent la controverse existant notamment entre les pédiatres Richard Ferber, qui défend une méthode d’extinction des pleurs portant son nom, et William Sears, qui préconise un contact physique étroit à toute heure, y compris le co-sommeil parent-enfant. Lire Kathleen D. Ramos et Davin M. Youngclarke, “Parenting Advice Books About Child Sleep: Cosleeping and Crying It Out”, Sleep (2006), 29(12), 1616–1623.

[9] Monique Maute et Sonja Perren, “Ignoring Children’s Bedtime Crying: The Power of Western-Oriented Beliefs”, Infant Mental Health Journal (2018), 39, 2.-S.220-230.

[10] Lire notamment Resmiye Oral et al., “Adverse childhood experiences and trauma informed care: the future of health care”, Pediatr Res, 79, 227–233 (2016).