Vitrine des milieux bourgeois ultralibéraux, la revue suisse Bilan méprise la jeunesse actuelle et le fait savoir. Pour introduire une enquête consacrée à la diminution des places d’apprentissage dans les entreprises, elle fustige en couverture d’une récente parution (voir l’image) : « Apprentis : l’école fabrique des NULS. » Les patrons interrogés déplorent la « qualité médiocre » des candidats à l’apprentissage et assènent leur verdict : « Les jeunes sont paresseux et nuls, ils ne pensent qu’aux loisirs ! Quand donc vont-ils se rendre compte que de l’autre côté du monde des gens travaillent vingt fois plus qu’eux ! » Un économiste du Centre de coordination suisse pour la recherche en éducation expose alors le raisonnement suivant : « Nous sommes parvenus à la conclusion qu’un apprenti médiocre coûte 15% de plus qu’un bon, soit l’équivalent du bénéfice net généré par un apprenti moyen. C’est inintéressant pour une entreprise. » [1]
Soutenus par l’arrogance d’un libéralisme « triomphant », les élites dirigeantes se permettent de réduire ouvertement les jeunes qu’elles emploient à des « qualités » potentiellement profitables. Par le biais de moyens d’information toujours plus sophistiqués, elles se légitiment ainsi de projeter sur la scène sociale les humiliations que leur infligèrent, en leur temps, leurs éducateurs (page 6). Elles le font avec l’insensibilité et le mépris que leurs propres parents manifestèrent jadis à leur égard, assurant ainsi la reproduction sociale d’un traumatisme spécifiquement bourgeois. L’éducation dite bourgeoise vise en effet à rompre le lien existant naturellement entre la mère et l’enfant, à casser délibérément l’élan spontané de la vie par toutes sortes d’exigences et d’humiliations. Elle condamne l’enfant à refouler un intolérable sentiment de nullité, posé sur sa nature d’être conscient, pour s’attacher au statut social par lequel il se valorisera (pages 4 et 5).
Cette profonde souffrance conduit la classe dirigeante à théoriser les notions de besoin et de service, puis à poser les bases de son rejouement à travers le libéralisme économique, une structure idéologique de refoulement qui lui permet d’exiger toujours davantage dans l’espoir de compenser sa propre insatisfaction relationnelle (page 2). La pandémie bourgeoise se propage alors mondialement par la vulgarisation de concepts erronés, impliquant l’humanité dans des libertés économiques posées comme fondamentales, mais qui entravent en réalité le processus naturel de libération de la conscience active en chacun (page 7). Car la prétention de l’élite à éduquer le peuple masque la compulsion des parents bourgeois à discipliner la nature de l’enfant, jugée perverse, agressive et insatiable. Le jeune qui a dû intérioriser les humiliations que les adultes lui ont infligées développera des stratégies de manipulation qui pervertiront toutes ses relations (page 8).
La résolution d’une telle problématique éducative entraînera immanquablement celle des rapports sociaux fondés sur la même base. Et c’est pourquoi la bourgeoisie ne peut résoudre sa souffrance sans remettre en cause la structure sociale qui en découle.
M.Co.
[1] Laure Lugon Zugravu, « Pourquoi les patrons ne veulent plus d’apprentis », Bilan No 178, 23.03.2005.