Résumé : Le mythe helvétique galvanise une compulsion collective à humilier et à soumettre les enfants. L’identification au héros vengeur condamne la réalisation de la conscience.
Les légendes qui entourent l’établissement de la Confédération helvétique ont servi à fortifier un mode de refoulement collectif scellé dans l’attachement à l’alliance confédérale. Cette dernière assurait en priorité les privilèges de la bourgeoisie dominante qui, pour cette raison, la posait constamment comme menacée par des intérêts ou conflits extérieurs. À maintes époques, le culte rendu au héros Guillaume Tell a été instrumentalisé dans ce sens.
Aspiration à la liberté
Au XVIIIe siècle par exemple, quelques décennies avant la fondation de la Suisse moderne, l’élite intellectuelle eut le souci de rétablir une unité de vue sur la politique nationale menacée par la prédominance d’intérêts particuliers. Le théologien luthérien Johann Caspar Lavater, l’un des pères de la Société helvétique, invoqua la résistance de Tell aux exigences de puissances étrangères pour tenter de ranimer l’esprit patriotique : « Non, devant le chapeau perché ! Non, face de meurtrier ! Nul homme héroïque ne s’incline, Guillaume Tell ne courbe pas l’échine ! »[1] Le héros personnifiait alors l’éternelle aspiration des hommes à la liberté.
Pour jouer ce rôle, le mythe devait d’abord être le rappel implicite et constant de la souffrance d’avoir été humilié et soumis. C’est pourquoi, lors de l’épreuve de la pomme, le personnage du fils obéit sans broncher à l’ordre de son père, lui-même soumis au représentant de la hiérarchie impériale (fig. 1). Cette docilité résulte d’un rapport fondé sur une autorité indiscutable. Dans les familles, les pères utilisent la force physique pour plier leurs fils à leurs exigences. Ce mode relationnel engendre tant de souffrances psychologiques chez l’enfant que leur refoulement entraîne la production fantasmatique de héros qui ne courbent pas l’échine, une tentative désespérée de préserver un lien avec sa nature humaine.
Derrière le déploiement social d’une aspiration à la liberté individuelle, le peuple suisse masque une compulsion à humilier et à soumettre ses enfants, ce que révèle ce mythe fondateur. Par fidélité à cette base relationnelle stérilisante, il combat son propre processus de libération plutôt que l’injustice sociale.
Soif de vengeance
Dans la légende suisse, dont les origines nordiques sont aujourd’hui attestées, Guillaume Tell tue le bailli Gessler pour assouvir une soif de vengeance, un mouvement d’humeur déterminé par l’interdit de remettre en cause la tyrannie du père et donc de découvrir les causes sous-jacentes à la distribution des rôles sociaux. Sa lutte contre des structures sociales sclérosantes est posée comme un modèle, alors qu’il s’agit d’une gestion de souffrances déconnectées de leur cause par la terreur. Elle répond à la volonté paternelle de s’adapter à des schémas comportementaux sclérosant la vie intérieure. Le père scelle ainsi le silence du fils devant l’inadéquation de son rapport à lui.
En agençant les conséquences de ce rapport dans leurs scénarios, les auteurs et vulgarisateurs de la figure de Tell manifestaient l’impossibilité qu’ils avaient vécue, enfants, à faire comprendre à leurs propres parents que ceux-ci ne devaient pas les humilier, les contraindre ou se retourner contre eux d’aucune manière. Leur œuvre commune montre les traitements qui étaient infligés à l’enfant, la mise en place des rejouements sur la scène sociale et l’échec des prises de conscience potentielles au profit de ce rapport de pouvoir. Pour fuir toujours plus avant cette réalité tragique, certains firent chanter à Guillaume Tell le bonheur de la vie de famille[2]. D’autres, notamment lors de la Révolution française, exacerbèrent sa soif de représailles et le transformèrent en un terrible dieu de la vengeance[3].
Fig. 1 : Le mythe de Tell rappelle implicitement la souffrance d’avoir été humilié et soumis à l’autorité indiscutable du père. (L’épreuve de la pomme, vers 1505/1507, in Chronique suisse de Petermann Etterlin, Berne, Bibliothèque nationale suisse)
Transmission d’un mode de refoulement
Lorsque l’histoire est racontée aux enfants souffrant des humiliations parentales en particulier les garçons face à celles de leur père , ceux-ci sentent ce que les adultes en font dans la gestion de leur refoulé. Ils perçoivent leur approbation à supprimer la figure humiliante, symbolisée par Gessler. Les circonstances romanesques de l’embuscade et du meurtre du bailli, entouré de ses préposés armés, mettent en scène l’inégalité des forces existant entre le fils et le père réels. Par analogie, elles précipitent l’enfant dans la croyance qu’il pourrait, lui aussi, éliminer la source des humiliations qu’il subit, à savoir son propre père. Sa terreur et son sentiment de culpabilité sont alors si forts qu’ils ancrent sa soumission au père, dans un mouvement de refoulement l’empêchant dès lors de se positionner réellement face aux comportements névrotiques de ce dernier.
En s’identifiant au héros, le fils endosse un mode de refoulement collectif qui inclut l’aspiration non consciente à supprimer la cause de sa profonde souffrance : non pas le père physique mais le déni parental de sa conscience. Faute d’une écoute qui permettrait de discerner l’un de l’autre, les adultes font porter au fils le désir de « tuer » le père. L’histoire de Tell est donc bien l’illustration d’une volonté de pérenniser la relation de pouvoir, car un message libérateur ne conte pas la vengeance mais nomme les causes du comportement des hommes et accompagne ces derniers dans leurs prises de conscience.
Conséquence d’un conditionnement
Au cours du XIXe siècle, l’image de Guillaume Tell fut transformée pour appuyer une relation de pouvoir qui se complexifiait. Le héros fut rendu plus vertueux et le bailli plus démoniaque et forcené. Bientôt la figure de Tell en père de famille exemplaire épuisa socialement toute tentative de mettre en cause le père réel et les membres de l’autorité locale.
Dans Le fils de Tell de Jérémias Gotthelf, publié en 1845, le héros est un propriétaire aisé, un modèle de probité et de calme qui accomplit lui-même les travaux domestiques les plus humbles et se soumet aux mœurs patriarcales de la vallée : « Il écoutait les vieillards. Proche de la quarantaine, il s’estimait trop jeune pour s’introduire dans leur conseil[4]. »
À la veille de la guerre civile qui précéda la constitution de la Suisse actuelle, cet auteur attribuait à Tell le sentiment d’une faute à expier après le meurtre de Gessler, et à son fils le rêve de payer pour son père : « C’était là le sens, l’accomplissement de sa vie. » Pour tenter de résoudre le dilemme de ce meurtre qui, dans l’esprit de l’élite « bien pensante », aurait dû être châtié pour sauvegarder une loi morale fondamentale, Gotthelf réduisait ainsi la culpabilité du patriarcat catholique et conservateur de l’époque vis-à-vis d’une Autriche dont il espérait le soutien. Il ramenait la vengeance de ce représentant idéal à un « péché » que le fils devait « naturellement » racheter par son sacrifice, ceci dans le but d’éviter que celui-ci ne remette en cause la relation de pouvoir instaurée par le père.
Un peuple attaché à sa structure hiérarchique et qui lutte simultanément pour la « liberté » en prenant comme symboles de son oppression des supports extérieurs, ne fait que serrer les chaînes qui le broient. Il gère ses souffrances au lieu de réaliser l’ensemble des rouages du pouvoir, la cause et la raison d’être de ce dernier. Tant qu’il projette sur ses représentants politiques et économiques un pouvoir parental intériorisé, ceux-ci voient leur statut assuré. Avec ce genre de représentations héroïques aux messages contradictoires, les Suisses compensent une profonde impuissance à changer leurs rapports humains. Ils courbent l’échine dans le service par crainte de perdre leurs avantages sociaux et nationaux.
Sylvie Vermeulen
© S. Vermeulen 02.2006 / regardconscient.net
Le mythe de David et Goliath
Les mythes que les adultes racontent aux enfants transmettent l’interdit de remettre en cause la violence paternelle.
(09/2004)
Notes :
[1] Cité par Ricco Labhardt, Tell dans les mascarades révolutionnaires et patriotiques, in Quel Tell ?, éd. Payot, 1973, p. 91.
[2] Par exemple dans le premier opéra évoquant Guillaume Tell, écrit par Sedaine et Grétry pour la Comédie française en 1791.
[3] Sous la Terreur, les Jacobins en firent un de leurs héros, l’archétype du vrai révolutionnaire. Lire Ricco Labhardt, op. cit., p. 81.
[4] Cité par Alfred Berchtold, Le cheminement d’un héros (Tell au XIXe et au XXe siècle), in Quel Tell ?, éd. Payot, 1973, p. 207.