Conférence


La tentation d’éduquer : une guerre contre notre nature consciente


par Marc-André Cotton


Intervention faite au Colloque « Amour et Châtiments » des 22 et 23 octobre 2010, Fédération Française de Psychothérapie et Psychanalyse, Paris.

 

 

Résumé : La violence éducative est la conséquence de la condamnation que les parents et les éducateurs ont toujours manifestée à l’encontre de la nature consciente de l’enfant. Ce déni fondamental structure l’organisation de nos sociétés et jusqu’à la politique étrangère des États. Le cas de l’Amérique fournit une illustration de cette dynamique.

 

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Plutôt que de parler d’« évolution » en matière de violence éducative, je préfère avancer le terme de « complexification ». Les moyens mis en œuvre pour éduquer les enfants sont de moins en moins brutaux et cela ne peut qu’être salué : diminution des violences physiques au cours de l’histoire, prise en compte de l’enfant en tant que personne et sujet de droit, compréhension croissante des conséquences psychologiques des maltraitances infligées aux enfants par exemple. Malgré ces progrès indéniables, le regard que nous portons individuellement et collectivement sur l’enfant reste empreint des interprétations erronées faites sur sa nature et des condamnations qui s’en suivent. Le plus souvent, nous ne pouvons nous dégager de schémas relationnels destructeurs qui ont pour conséquence de reproduire ces interprétations et ces condamnations sur la génération suivante et d’en complexifier l’impact dans la communauté humaine. Les réflexions du présent article sont développées dans un ouvrage consacré aux répercussions de la violence éducative ordinaire sur la politique américaine de la dernière décennie[1].


Un héritage douloureux

Au XVIe siècle, Martin Luther écrivait dans son Grand Catéchisme que l’enfant qui ne veut pas se laisser éduquer mérite la mort et justifiait le recours au châtiment suprême pour les jeunes débauchés : « D’où viennent tant de vauriens que l’on est, journellement, obligés de pendre, de décapiter et de rouer, sinon de cette désobéissance [aux parents][2] ? » Fidèle à cette profession de foi, l’un des premiers codes de lois que les Puritains de la Nouvelle-Angleterre établirent en traversant l’Atlantique prévoyait la peine capitale pour l’adolescent proférant une malédiction contre ses parents, pour voies de fait sur ces derniers ou simple refus d’obéissance[3]. Le théologien calviniste Jonathan Edwards, l’un des prédicateurs les plus influents de la période du Grand Réveil religieux du XVIIIe siècle américain, considérait à son tour que les enfants étaient par nature « infiniment plus haïssables que des vipères » s’ils n’étaient pas soumis à leurs parents et préconisait le recours à la terreur pour leur éducation. « [Q]uand la peau ou la chair devient noire et bleue par les coups de la verge de correction, écrivait-il, cela purifie [l’âme] du péché[4]. » Jusqu’à l’orée du XXe siècle, des parents emmenaient leurs enfants aux exécutions publiques en espérant que ce spectacle les détourne à jamais de toute mauvaise action, comme l’expliquait à de jeunes ouailles un pasteur de Mansfield (Connecticut) avant la pendaison d’un meurtrier de dix-neuf ans :

« Vous êtes enseignés du grand danger de vous laisser aller au péché, de glisser, insensiblement, vers des habitudes vicieuses. Ce pauvre jeune homme vous est présenté ce jour en guise d’avertissement. Il s’est livré à l’insoumission, à la cruauté, au mensonge, au vol, au langage impie et a violé le saint Sabbat de Dieu. Il contemple aujourd’hui sa fin prématurée ! […] Souvenez-vous, mes jeunes amis, Oh ! souvenez-vous que les voies du péché sont douces à l’usage et que s’y aventurer conduit à la ruine[5]. »

Lors de ces mises en scènes macabres, les adultes recouraient à la figure punitive d’un Dieu vengeur pour menacer l’enfant de mort parce qu’ils ne pouvaient reconnaître que l’expression de sa vitalité les remettait en cause et leur donnait des envies de meurtres. Plutôt que d’accueillir en conscience les réminiscences de leurs propres souffrances d’enfants battus et humiliés, ils voulaient soumettre leur progéniture en reproduisant sur elle les effets de la terreur que leurs éducateurs leur avaient imposée – tout en complexifiant les moyens d’y parvenir. Actuellement et faute d’avoir résolu cet héritage historique douloureux, une majorité d’Américains reste attachée à un modèle éducatif fondé sur la sujétion de l’enfant à l’autoritarisme parental. Des conseillers très écoutés encouragent encore l’usage de la fessée pour discipliner les enfants et, si anachronique que cela puisse paraître, vingt États autorisent le recours à la bastonnade dans les établissements scolaires. D’après les chiffres du bureau des Droits civils du Département américain de l’Éducation, 223’190 élèves ont subi au moins une punition corporelle dans les seules écoles publiques durant l’année scolaire 2006-2007[6].


L’obsession pour l’obéissance

Parmi les plus ardents défenseurs des châtiments corporels, certains auteurs chrétiens conseillent à leurs fidèles de discipliner les enfants avec une verge avant même que ceux-ci aient acquis l’usage de la parole. Ainsi gravée dans leur mémoire inconsciente, l’empreinte de la douleur restera à jamais associée à la transgression de l’interdit parental. L’un d’eux explique notamment : « La fessée est l’idée de Dieu. C’est lui qui a commandé aux parents de fesser leurs enfants [avec une verge] en signe d’amour[7]. » Le bambin gardera à jamais la marque de tels sévices et finira par se persuader que la menace du châtiment est une expression de l’amour parental puisque cette conviction l’a aidé à supporter pareil traitement. L’obsession pour l’obéissance et la détermination à user de violences pour infléchir la volonté de l’enfant ne sont cependant pas l’apanage des fondamentalistes. Si de nombreux chrétiens plus modérés insistent sur l’importance d’une « discipline aimante » – un paradoxe qui est au cœur des réflexions du présent colloque –, ils affirment également qu’une correction physique doit être utilisée quand l’enfant défie ouvertement l’autorité parentale. Dans un best-seller publié en 1977 et toujours réédité en 2004, un pédopsychiatre protestant estime par exemple :

« Ce type de rébellion doit être cassé. Le châtiment doit être suffisamment sévère pour casser la rébellion ouverte, mais il doit être aussi modéré que possible pour éviter les problèmes que nous avons déjà évoqués. […] Regardons les choses en face, les châtiments corporels sont parfois nécessaires pour casser un comportement de rébellion trop affirmé, mais seulement en dernier recours[8]. »

Aux États-Unis, depuis la Seconde Guerre mondiale, des variantes profanes de ces principes séculaires ont inspiré la plupart des ouvrages de pédagogie destinés aux parents et participé à façonner le caractère national. Parce qu’ils ont eux-mêmes vécu de tels outrages, nombres de médecins, de psychologues ou de juristes cautionnent toujours cette idéologie punitive qui, en conséquence, sévit non seulement dans l’intimité des familles et des cabinets de consultation, mais domine également les débats politiques du pays. L’accession à la présidence du républicain George W. Bush en 2000 et sa réélection quatre ans plus tard s’expliquent justement par le soutien d’une frange très conservatrice de l’électorat américain, foncièrement attachée à la structure de la famille patriarcale instaurée par la Bible[9]. Le président Bush était un « chrétien du renouveau » sauvé de l’alcoolisme grâce aux prédications du révérend Bill Graham et se présentait en bon Pasteur élu pour rendre à l’Amérique son destin messianique. L’administration qu’il mit en place dès son accession au pouvoir devait porter la théologie de la colère de Dieu jusqu’au coeur de l’action politique.


Une guerre globale contre la terreur

Trois jours après les attentats du 11 septembre 2001, juché sur les ruines du World Trade Center et tenant un pompier par l’épaule comme le ferait un bon père, Bush promit aux Américains une vengeance exemplaire : « Je vous entends, le reste du monde vous entend. Et ceux qui ont détruit ces tours vont bientôt entendre parler de nous[10] ! » La perspective d’une « guerre globale contre la terreur » les séduisait sur un plan inconscient parce que la tragédie avait ravivé en eux leurs propres terreurs d’enfants et qu’ils cherchaient des coupables sur lesquels rejouer les violences subies. Ce mécanisme psychologique de défense mobilisait également tous les échelons de la hiérarchie du pays. Le 25 septembre déjà, le Bureau du Conseil légal de la Maison-Blanche rédigea un mémorandum confidentiel qui autorisait le Président à prendre quelque décision que ce soit en matière de défense sans que le Congrès ou les tribunaux puissent restreindre sa liberté d’action[11]. Le premier d’une longue série, ce document allait non seulement justifier les détentions extrajudiciaires et les tortures infligées aux « combattants ennemis » au nom de la lutte contre le terrorisme, dans les centres de détention d’Abou Ghraib, de Guantánamo et d’ailleurs, mais également l’ensemble des sacrifices imposés aux Américains dans leurs guerres d’agression contre l’Afghanistan et l’Irak.

Cette caution des plus hautes instances politiques du pays encouragea notamment de nombreux militaires et agents du gouvernement à remettre en scène sur des cibles émissaires la violence du rapport éducatif subi dans l’enfance et tout au long de leurs formations. En avril 2004, lorsque furent publiées les premières photographies révélant les tortures et les maltraitances perpétrées sur les prisonniers irakiens au mépris des Conventions de Genève, le commandement américain tenta de minimiser le scandale en accusant une poignée de mauvaises graines. Mais il apparut bientôt que ces abus étaient largement pratiqués et faisaient partie intégrante de la stratégie de terreur que la hiérarchie voulait imposer aux prisonniers. Un officier américain rapporta par exemple à Human Rights Watch sous couvert d’anonymat :

« C’était comme un jeu quand [de nouveaux détenus] arrivaient. Jusqu’où pouviez-vous aller avant que ces gars ne s’évanouissent ou ne s’effondrent simplement devant vous ? On les maintenait en position de stress, on les forçait à rester debout deux putains de journées de suite ou n’importe quoi d’autre. […] On les frappait à la tête, au torse, aux jambes, à l’estomac, on les faisait tomber, on leur lançait de la saleté. Ça se passait tous les jours. […] On faisait ça pour se distraire[12]. »

Dans ces circonstances dramatiques et comme exaltés par l’effet d’un trop long refoulement, ces soldats reproduisaient sur les détenus irakiens le déni d’humanité subi dans l’enfance et dans leur entraînement militaire en réduisant ceux-ci à l’état de pantins menottés, encagoulés et parfois dénudés. Pour gérer l’extrême souffrance d’avoir été eux-mêmes humiliés et battus, ils leur imposaient le même rapport relationnel, dévoilant bientôt aux yeux du monde les conséquences d’une pédagogie punitive fondée tout entière sur le mépris de la conscience des plus jeunes. Des enquêtes d’opinion montrèrent qu’en dépit de ces révélations, les Américains restaient largement favorables à l’usage de la torture s’il s’agissait d’acquérir des informations importantes en matière de terrorisme[13]. Parmi les plus ardents défenseurs des châtiments corporels institués par la Bible, les chrétiens évangéliques du Sud étaient même statistiquement plus nombreux à cautionner cette pratique, confirmant que les anciennes victimes de maltraitances s’identifient plus facilement au rôle de l’agresseur[14]. Le succès d’audience de productions culturelles comme 24 Heures – une série télévisée qui met en scène un agent fédéral luttant contre le terrorisme par les moyens les plus brutaux – est également symptomatique. Cette fascination maladive pour le spectacle de la cruauté montre que la tragédie du 11 Septembre a précipité l’ensemble de la population dans la gestion de souffrances profondément refoulées depuis l’enfance – une dynamique collective que le gouvernement n’a pas manqué d’exploiter en légalisant son programme de tortures dès l’été 2002[15]. Sous couvert de lutte contre le terrorisme et avec la collaboration active de psychiatres et de psychologues, des centaines de détenus illégaux ont alors été soumis à des méthodes d’interrogation incluant notamment les humiliations routinières, l’isolement carcéral et sensoriel, les positions de stress prolongées, les privations de sommeil et parfois la simulation de noyade ou waterboarding.

Ce rapide survol de quelques-unes des conséquences du déni infligé à la sensibilité et à la conscience des enfants dans le contexte américain suggère que les répercussions des violences éducatives ordinaires s’étendent bien au-delà du cercle familial. À l’image des remous provoqués par l’impact d’une poignée de gravier jetée sur la surface d’une mare, elles parcourent le temps et l’espace, occasionnant à leur tour d’autres vagues. Quand les circonstances s’y prêtent, elles peuvent même soulever l’une de ces tempêtes politiques qui ponctuent régulièrement le fil de l’histoire. Ce fut indéniablement le cas pour la guerre globale contre le terrorisme engagée par le gouvernement Bush dans la foulée du 11 Septembre. Ces tragédies collectives meurtrières, marquées par la remise en scène de souffrances profondément refoulées depuis l’enfance, devraient nous rappeler à nos responsabilités d’adultes – et a fortiori de thérapeutes – dans la reconnaissance de l’incidence traumatisante de toutes les formes de violence exercées contre nos enfants, souvent au nom de leur éducation. La parole plutôt que le secret, l’écoute en lieu et place du déni, la conscience grandissante des liens de causalité qui dirigent nos existences : telles sont quelques unes des voies qui s’offrent à nous pour alléger le poids de cet héritage et participer ainsi à l’avènement d’un monde plus paisible.

Marc-André Cotton

 

En savoir plus

De la violence éducative aux mises en scène du pouvoir
La politique américaine est le prolongement d’un système éducatif punitif dont les séquelles débordent largement le cadre national. Quelques pistes pour comprendre comment les violences infligées aux enfants génèrent les guerres.
(04/2013)

 


Notes :

[2] Marc Lienhard, André Birmelé et al., La foi des églises luthériennes, Confessions et catéchismes, éd. du Cerf, 1991, p. 351.

[3] Il s’agit du Ludlow Code de 1650, considéré comme la première Constitution du Connecticut. Lire Jean-Pierre Martin, Le puritanisme américain en Nouvelle-Angleterre : 1620-1693, Presses universitaires de Bordeaux, 1989, p. 162.

[4] Jonathan Edwards [1730], “The ‘Blank Bible’”, in The Works of Jonathan Edwards Online, Vol 24, p. 567.

[6] Lire “A Violent Education, Corporal Punishment of Children in US Public Schools”, Human Rights Watch, August 2008 Report, p. 3. Il faut noter que ces chiffres ne disent pas combien de fois chaque élève a été frappé dans l’année.

[7] Roy Lessin, Spanking : Why, When, How ?, Bethany Fellowship, 1979, p. 30.

[8] Dr Ross Campbell, How to Really Love Your Child, Victor Books, 1977, David C. Cook, 2004, p. 120.

[9] En 2000, le candidat George W. Bush recueillera 68 % des voix des Blancs de confession évangélique d’après les sondages et cette proportion grimpera à 78 % aux élections de 2004, soit 36 % de son électorat. “Religion and the Presidential Vote”, The Pew Research Center for the People & the Press, December 6, 2004.

[10] Déclaration de George W. Bush par mégaphone, retransmise sur les télévisions nationales le 14 septembre 2001.

[11] John C. Yoo, “The President’s Constitutional Authority to Conduct Military Operations Against Terrorists and Nations Supporting Them” [Le pouvoir constitutionnel du Président dans la conduite d’opérations militaires contre les terroristes et les nations qui les soutiennent], Memorandum Opinion for the Deputy Counsel to the President, U.S. Department of Justice, September 25, 2001.

[13] Dans un sondage réalisé en février 2008 par le Pew Research Center for the People & the Press sur un échantillon national de 1’508 adultes, seuls 30 % des personnes interrogées y étaient formellement opposées. Le pourcentage d’opinions favorables à la torture n’a pratiquement pas varié depuis juillet 2004. Lire “Late February 2008 Political Survey, Section 5: Iraq, Afghanistan and Terrorism”.

[14] Lire Robert P. Jones, “New Poll of White Evangelicals Shows Faith, Golden Rule Influence Attitudes on Torture”, Progressive & Religious, September 12, 2008.

[15] La légitimité de ce programme repose sur deux documents rédigés par les juristes de l’Office of Legal Councel en août 2002 et dénoncés aujourd’hui comme les « mémos de la torture ». Lire notamment “Bush-Era Memo Raises New Questions About Torture and Accountability”, Amnesty International, April 13, 2012.