Revue PEPS


Quand l’ombre de la Seconde guerre plane sur l’Europe


par Marc-André Cotton


Cet article est paru dans la revue PEPS No 11 (été 2015).

 

 

Résumé : Dans le conflit ukrainien toujours en cours, la transmission générationnelle de souffrances familiales non résolues est la cause de mises en scène parfois tragiques laissant penser que l’Histoire se répète. La compréhension de ses mécanismes permet d’envisager une autre issue et montre l’importance d’un travail de conscience.

 

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Le conflit qui sévit depuis des mois dans l’Est de l’Ukraine entre l’armée régulière et les séparatistes pro-russes a connu voici un an une évolution dramatique avec la destruction du vol MH17 de la Malaisian Airline, le 17 juillet 2014 – dans laquelle 298 personnes ont trouvé la mort, dont 80 enfants. Avant même qu’une enquête soit menée, les deux belligérants ont désigné le camp adverse comme étant responsable de la tragédie. D’après le maire de Kiev, le crash prouverait que « les séparatistes sont vraiment cruels et barbares », tandis que pour ces derniers, le drame serait le résultat d’un complot visant à présenter les habitants de la région « comme des criminels ne méritant aucune compassion[1] ».

Surfant sur une indignation populaire légitime, des tabloïds occidentaux ont immédiatement fustigé la « duplicité » de Vladimir Poutine, accusé de soutenir les séparatistes, alors que Moscou rejetait la faute sur Kiev. Dix jours plus tard, la Maison-Blanche a déclaré les Russes « coupables » de l’attaque du Boeing et exhorté l’Union européenne à leur imposer de nouvelles sanctions – une escalade rappelant l’affaire du vol sud-coréen abattu par les Soviétiques en 1983, sur fond de tensions grandissantes entre les deux blocs. À l’époque, le président Ronald Reagan avait même dénommé l’URSS « l’empire du Mal » !


Une tendance à se vivre en « victimes »

Relevons tout d’abord ce que ces rhétoriques ont en commun : la volonté de faire porter la faute à l’adversaire, en diabolisant ce dernier s’il le faut. Cet exercice permet de s’affranchir de toute responsabilité dans la mise en scène et de justifier un éventuel passage à l’acte sur celui que l’on aura désigné comme « l’ennemi » – une riposte militaire par exemple. Dans ce contexte, l’armée ukrainienne et les rebelles séparatistes s’accusent l’un l’autre d’avoir commis des atrocités dans le Donbass, cette région de l’Est du pays où les combats ont déjà fait plusieurs milliers de morts.

La réaction compulsive consistant à projeter sur un « support » extérieur l’origine d’une souffrance devenue inintelligible est un mécanisme de défense permettant de « gérer » les séquelles d’expériences traumatisantes. En posant hors de soi-même la cause de cette souffrance, la personne se protège d’abord d’un revécu émotionnel qu’elle ne peut accueillir et sur lequel elle semble n’avoir aucune prise.

Cette tendance à se vivre en « victimes » renvoie sans nul doute à l’enfance où nous avons effectivement été livrés, impuissants, à l’inconscience de nos proches. L’intensité d’un tel sentiment est donc à la mesure de ce vécu dramatique refoulé – et je vais y revenir pour l’exemple qui nous occupe. Mais la manipulation de ce désespoir à des fins de pouvoir explique qu’une fois adultes, nous puissions devenir des « bourreaux » qui – par leurs actes ou leur soutien tacite – prennent part à des remises en scène tragiques. Voyons comment cela se passe en Ukraine.


Tensions séparatistes

On se souvient que la place de l’Indépendance de Kiev fut le théâtre de violents affrontements après le rejet, en novembre 2013, d’un accord d’association avec l’Union européenne par le gouvernement ukrainien. La répression du mouvement pro-européen dit « Euromaïdan » a fait de nombreux morts et finit par conduire à la destitution du président pro-russe Viktor Ianoukovitch.

Dominé par une coalition nationaliste, le Parlement s’est alors empressé de supprimer le statut officiel dont bénéficiait la langue russe dans 13 des 27 régions administratives de l’Ukraine, avec pour conséquence d’accroître les tensions séparatistes dans l’Est du pays. En mars 2014, le vote populaire de la Crimée – une province majoritairement russophone – en faveur de son rattachement à la Russie a incité d’autres régions limitrophes à proclamer leur indépendance et à prendre les armes – déclenchant un cycle de violence.

Ainsi, la volonté de faire porter à l’adversaire la cause de sa propre souffrance a-t-elle fini par compromettre toute velléité de vivre ensemble. Les médias russes dénoncent encore régulièrement les « fascistes » ayant pris le pouvoir à Kiev, tandis que les autorités ukrainienne accusent les séparatistes soutenus par Moscou d’être des « terroristes qui commettent des crimes contre l’humanité » en Ukraine[2].


Des traumatismes issus de la Seconde guerre

Pourtant, si l’on acceptait de prendre en compte l’histoire non résolue de ces populations, il serait possible de comprendre quelles souffrances nourrissent ces déclarations enflammées et de désamorcer leur douloureuse remise en scène. Les séquelles de la Seconde Guerre mondiale expliquent notamment le culte que les protagonistes vouent à la mémoire d’évènements traumatisants qui deviennent aujourd’hui les symboles d’une identité reconstruite.

Il est certes exagéré de parler de « fascistes » pour désigner les Ukrainiens de l’Ouest favorables à un rapprochement avec l’Union européenne, mais on ne peut contester que parmi eux figurent des fanatiques – dont certains dirigeants influents – qui vénèrent toujours le souvenir de leurs ancêtres alliés aux Allemands avant et pendant la guerre. À l’époque, quelque deux-cent-cinquante mille nationalistes ukrainiens reçurent une formation militaire au sein de la Wehrmacht et leur participation à l’extermination de Juifs, de tziganes et de communistes aux côtés de l’armée allemande ne fait plus guère mystère[3].

Or non seulement les autorités ukrainiennes n’ont pas fait le procès de ces crimes, mais elles encouragent de surcroît des groupes néo-nazis à défiler dans les rues à la faveur de commémorations jugées patriotiques. En janvier par exemple, le chef du parti d’extrême droite Svoboda – la quatrième force politique du pays – conduisait des miliers de ses partisans dans une marche aux flambeaux à travers Kiev en l’honneur du leader fasciste Stepan Bandera, le plus radical des nationalistes ukrainiens ayant collaboré avec Hitler[4].


Un génocide non reconnu

C’est qu’une autre plaie brûlante taraude la conscience collective des Ukrainiens de l’Ouest depuis des décennies : je veux parler des séquelles de la collectivisation forcée des campagnes par les Soviétiques, au début des années 1930. Sur ces terres fertiles, les réquisitions abusives de produits agricoles et la politique de terreur menée par Staline entraînèrent une famine qui fit plusieurs millions de victimes ukrainiennes. Voici ce qu’en dit un historien : « Ici, c’était l’apocalypse. Dans cette sorte de ghetto kolkhozien coupé du monde, toutes les réserves de nourriture avaient été confisquées. On assistait même à des actes de cannibalisme sur les enfants[5]. »

En 2006, le Parlement ukrainien a dénoncé officiellement le caractère génocidaire de cette famine artificielle et jugé bon d’en faire un fondement de l’identité nationale sous le vocable d’Holodomor – soit « l’extermination par la faim ». Ce que contestent les Russes au motif que d’autres ethnies ont également souffert de disettes meurtrières et que la politique soviétique de collectivisation ne visait pas les Ukrainiens dans leur ensemble, mais la classe sociale des paysans aisés. Quant à lui, le Parlement européen a reconnu l’Holodomor comme « un crime effroyable perpétré contre le peuple ukrainien et contre l’humanité » sans pour autant le qualifier de génocide[6].

On comprend donc les intérêts respectifs d’une récupération politique de cette mémoire traumatique : d’un côté les nationalistes ukrainiens pressés de faire valoir leur existence en tant que peuple émancipé de la Russie, de l’autre le grand frère russe inquiet de voir l’Ukraine répudier leur passé commun en cédant aux sirènes de l’Europe[7]. Mais s’agit-il seulement d’une question politico-économique ? Quels sont les enjeux de ce drame en termes de conscience ?


Conscience et transmission générationnelle

Dans leurs ouvrages respectifs, Alice Miller et son fils Martin ont contribué à nous faire comprendre comment la mémoire des traumatismes de l’enfance est transmise à la génération suivante par la remise en scène de la violence subie. La première a insisté sur l’innocence de l’enfant et sur la fidélité névrotique qui enchaîne l’ancienne victime aux schémas de survie de ses bourreaux. En revenant sur leur douloureuse histoire commune, le second nous montre comment les persécutions vécues par la jeune Alicija au sein d’une famille juive strictement religieuse, puis dans le tumulte de la folie nazie, l’a conduite à négliger son propre enfant au point d’inspirer à ce dernier des sentiments analogues[8].

Du fait de cette empreinte, Alice Miller a reconnu avoir projeté sur son mari la sensation d’être « prisonnière et surveillée en permanence » qui l’avait dominée pendant la guerre et notamment à Varsovie, lorsqu’un maître-chanteur la menaça de dénoncer son identité juive à l’occupant allemand[9]. La recherche de « supports » – en l’occurrence un conjoint qu’elle n’aimait pas – lui a été nécessaire pour « gérer » un passé dramatique encore irrésolu, tout comme pour mettre au jour l’impact inouï des souffrances de l’enfance sur notre quotidien et sur l’ensemble de la société – une perspective qu’elle développera largement dans son œuvre.

Face au déni de ces souffrances et si cruelle qu’elle puisse paraître, la dynamique de rejouement qui nous anime est donc une expression de notre nature consciente. C’est le langage par lequel notre être intérieur manifeste sa préséance et dévoile les machinations qui faillirent l’anéantir. Voilà pourquoi nos mises en scène prennent parfois le monde à témoin et pourquoi nous y entraînons impudemment nos enfants : notre conscience est en jeu !


Un magma de rage et d’impuissance

En Ukraine, la transmission générationnelle de la violence est endémique. Dans un récent bilan, le Comité sur les droits de l’enfant s’est déclaré « préoccupé par des rapports faisant état d’un large recours aux châtiments corporels dans les familles » – malgré leur prohibition totale depuis 2001 – et dénonce « le faible niveau de sensibilisation » du public[10]. Les dernières statistiques publiées par l’UNICEF montrent que 61,2 % des enfants entre 2 et 14 ans font encore l’objet de punitions physiques ou psychologiques[11]. Des ONG dénoncent également les tortures et les mauvais traitements infligés aux enfants et aux adolescents dans le cadre de la justice pour mineurs[12].

La persistance de telles pratiques « éducatives » s’explique en partie par l’influence d’une religiosité largement tolérée, même à l’époque communiste en raison de son action conservatrice. Le pouvoir soviétique encourageait alors les familles à « céder » leurs enfants à des institutions d’État afin de permettre leur endoctrinement. Aujourd’hui et suivant ce modèle, la plupart des jeunes internés en orphelinat ont été abandonnés par leurs parents en raison d’un handicap ou de symptômes d’inadaptation sociale. Enfermés et maltraités dans des structures isolées du reste du monde, ce sont des « enfants du diable » – pour reprendre une expression populaire – dont la tragique exclusion est tolérée par la société civile[13].

Un tel magma de rage et d’impuissance trop longtemps refoulées rend la population ukrainienne particulièrement réceptive aux messages de haine proférés par les nationalistes qui s’en font les porte-drapeaux. En déplaçant sa colère sur une cible émissaire, en l’occurrence la minorité russophone rendue responsable du chahut ambiant, elle se prive d’une résolution de ses souffrances qui passe par l’écoute attentive du vécu de chacun. Comme dans d’autres régions du monde actuellement en conflit, c’est sans doute la seule thérapeutique qui puisse faire taire le fracas des armes.

Marc-André Cotton

 

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Notes :

[1] Lire Courrier international No 1238 du 24 au 30 juillet 2014.

[2] Arseni Iatseniouk, Premier ministre ukrainien cité par l’AFP, « L’Ukraine prépare des sanctions contre les Russes qui soutiennent les rebelles », Le Monde, 23.07.2014.

[3] Lire à ce propos la page Wikipedia consacrée à la collaboration en Ukraine durant la Seconde Guerre mondiale.

[4] Lire Robert Thurston, “Ukraine’s Toxic History of Fascism and Ethnic Cleansing”, History News Network, March 5, 2014.

[5] Omelian Roudnitsky, cité par Piotr Smolar, « L’Ukraine donne une dimension politique à la commémoration de la famine des années 1930 », Le Monde, 19.11.2008.

[7] Lire à ce propos Bernard De Backer, « Ukraine. Holodomor, les enjeux d’une reconnaissance tardive », La Revue Nouvelle, décembre 2008/No 12.

[8] Sur les parcours d’Alice et de Martin Miller, lire les récentes chroniques d’Oliver Maurel dans les No 8 et 9 de la revue PEPS.

[9] Martin Miller, Le vrai « drame de l’enfant doué », la tragédie d’Alice Miller, Presses universitaires de France, 2014, p. 78. Lire notre compte-rendu de cet ouvrage, « Entre Alice Miller et son fils Martin, une relation dramatique », Regard conscient, 01.2015.

[12] Lire notamment “Torture and Ill-Treatment of Children in Ukraine », Kharciv Human Rights Protection Group, 2012.

[13] Sur les conditions de vie dans les orphelinats ukrainiens, lire Olha Mykytyn, « Un orphelinat au sein des Carpates », Journal des psychologues No 238, juin 2006. Olha Mykytyn est aussi l’auteure d’une thèse intitulée « Les abandons d’enfants en Ukraine : un indicateur de la détresse psychosociale dans les sociétés post-soviétiques », Institut universitaire d’études du développement, Genève, 2014.