Revue PEPS


En Grèce : crise de la dette et souffrances périnatales


par Marc-André Cotton


Cet article est paru dans la revue PEPS No 12 (automne 2015).

 

 

Résumé : Alors que ce pays vient d’accepter un troisième plan de sauvetage de son économie, des éléments empiriques suggèrent que les Grecs et leurs partenaires européens remettent en scène un douloureux processus de naissance. La psychologie périnatale et le concept psychohistorique de « contraction du temps » apportent un éclairage inédit sur la crise de la dette grecque.

 

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Aux premières lueurs du jour, ce matin du 13 juillet 2015, après plus de 17 heures de discussion, les dirigeants européens ont signé un accord permettant de maintenir la Grèce au sein de la zone euro. En échange de nouvelles mesures d’austérité et de réformes, le Premier ministre grec Alexis Tsipras a permis l’accès à un troisième plan de sauvetage sur trois ans, dans l’espoir de ranimer l’économie du pays. Trois jours plus tard, le Parlement grec a largement approuvé ces exigences qui, pourtant, avaient été rejetées par le peuple lors du référendum du 5 juillet.


« Un état catatonique »

Pour obtenir du Parlement l’adoption de ces mesures drastiques, Tsipras s’est opposé aux députés de son propre parti Syriza et s’est tourné vers les représentants de l’opposition conservatrice, comme de la droite souverainiste. De fait, l’accord conclu privera le pays d’une grande partie de sa souveraineté, comme l’a vivement rapporté une observatrice : « La Grèce n’est plus maîtresse de son propre destin[1]. » Mais étonnamment, bien que les dirigeants européens se soient dits prêts à exclure la Grèce de la zone euro, le gouvernement de la Gauche radicale – élu sur un programme anti-austérité – ne s’est pas préparé à cette éventualité, en abordant les détails techniques d’un retour à la drachme par exemple.

L’économiste Yanis Varoufakis avait pourtant prédit « un déraillement de la zone euro » et qualifié la politique monétaire européenne de « comédie d’erreurs » bien avant d’être nommé Ministre des finances du cabinet Tsipras, en janvier 2015. Ses propos revêtent aujourd’hui une importance particulière pour comprendre les profondes implications psychologiques qui sous-tendent la crise actuelle. Dans une interview accordée voici trois ans à ABC News 24, il affirmait :

« Nous vivons notre Grande Dépression. Pas seulement d’un point de vue économique, mais aussi dans un sens psychologique. Les Grecs sont dans un état catatonique. Une explosion de rage, puis une autre, c’est un cas typique de dépression maniaque. Il n’y a aucune perspective, pas de lumière au bout du tunnel. Il faut faire des sacrifices, mais personne n’a le sentiment qu’ils servent à quelque chose. Le problème, c’est que nous sommes coincés dans la zone euro qui a vraiment été mal conçue et qui s’effondre sans donner à ses partenaires les plus faibles une chance de vivre une crise rédemptrice[2]. »

Une telle déclaration publique comporte de fortes connotations émotionnelles qui résultent d’une irruption dans le présent de sensations diffuses issues du passé – un processus régressif que le psycho-sociologue Vamik Volkan a qualifié de « contraction du temps » dans plusieurs de ses livres et articles[3]. Des peurs et des réactions de défense associés à des expériences traumatisantes non résolues refont surface lorsqu’elles sont ravivées par une menace tangible comme celle de troubles sociaux ou d’une crise économique, ce qui engendre souvent le sentiment d’en être les victimes. Dans ce cas, les sensations présentes et celles qui émergent de la mémoire traumatique s’entremêlent au point qu’elles paraissent témoigner d’une seule et même réalité.


Mémoires périnatales

Sur un plan individuel, des impressions comme celles d’être coincé dans une impasse ou d’alterner entre la rage et l’impuissance face à une issue qui se dérobe, peuvent remonter à un traumatisme de naissance, ainsi que l’ont montré plusieurs pionniers de la psychologie périnatale[4]. L’anxiété vécue par la mère à l’idée d’accoucher est transmise au fœtus notamment au cours du travail. C’est particulièrement vrai lorsque des croyances culturelles et religieuses associent traditionnellement l’enfantement à la souffrance, comme le font le genre tragique de la Grèce classique et bien sûr l’église orthodoxe (lire l’encadré).

 

Douleurs de l’enfantement

La culture de la Grèce antique et le genre tragique en particulier associent le corps féminin à l’expérience de la douleur, notamment celle de l’enfantement[5]. Dans Médée d’Euripide par exemple, le poète exalte le sacrifice d’une mère qui, à l’instar des hommes, « préférerait combattre trois fois qu’accoucher une seule[6] ». Cette souffrance dévolue à la femme était inévitablement liée à sa condition de génitrice, une fatalité que le clergé orthodoxe a reprise à son compte en affirmant que seule Marie Mère-de-Dieu, vierge dans son âme et dans son corps, n’a pas connu les douleurs de l’enfantement.

Conséquence plausible de cette problématique collective, la pratique de la césarienne s’est considérablement développée en Grèce, comme l’a fait remarquer Elsa Pimenidou de l’association Birthchoice : « Officiellement, le taux de naissances par césarienne est de 50 %, mais il est plutôt de 70 %. Jusqu’à récemment, le Brésil occupait la première place, mais la Grèce est désormais en tête du classement[7]. » Plusieurs études montrent en effet que le choix de cette intervention est influencé par la peur d’un accouchement par voies basses[8].

Selon le témoignage d’une expatriée, il est très difficile d’accoucher naturellement à Athènes où les professionnels « découragent la cohabitation avec bébé et le maternage[9] ». Une étude de 2009 indique que seuls 4 % des bébés sont encore allaités à six mois du fait d’un « manque flagrant d’une culture de l’allaitement dans la société grecque[10] ». Dans un rapport plus récent, l’International Baby Food Action Network (IBFAN) s’inquiète du manque d’éducation et de soutien aux mères qui souhaitent pratiquer l’allaitement en Grèce. Du fait de taux très élevés de césariennes et d’une promotion active du lait maternisé dans les hôpitaux, moins de 10 % des femmes allaitent exclusivement leur bébé dans les six premiers mois[11].

MCo

 

Les convictions qu’il faut « faire des sacrifices » ou qu’un cadre mal conçu « s’effondre » peuvent très bien découler de traumatismes de ce genre. Car si le nouveau-né ne parvient pas à retrouver un certain équilibre dans une véritable relation d’attachement à sa mère – notamment à travers l’allaitement, rarement encouragé en Grèce –, il revivra cette insécurité dans sa vie d’adulte. L’impact négatif de ces empreintes précoces sur la santé publique et l’économie du pays peut être relevé à l’heure où la colère et l’impuissance dominent face à la crise (fig. 1).

Pour gérer ces remontées émotionnelles et comme leurs ancêtres avant eux, les Grecs déplacent alors leur vif ressentiment sur les diktats de Bruxelles. D’après Molly Green, une professeure d’études hellénistique à Thessalonique, « les gens qui ont voté “non” [au référendum du 5 juillet sur le plan de sauvetage de Bruxelles] se sont dit qu’ils ne voulaient plus être chahutés par les autres pays européens comme si la Grèce ne faisait pas partie de l’Europe[12] ».

 


Fig. 1 : Un graffiti évoque la symbolique d’une naissance traumatique dans les rues d’Athènes. (www.huffingtonpost.com, 06.07.2015)

 


Lutte pour l’émancipation

La définition d’une identité propre est un long processus qui prévaut également pour les nations, comme l’explique encore Vamik Volkan. De ce point de vue, il convient de remarquer que la Grèce ne s’est jamais émancipée en tant qu’État moderne. Après avoir conquis leur indépendance face à l’Empire ottoman à la fin des années 1820, les Grecs ont été forcés d’accepter qu’un souverain étranger les gouverne, Othon 1er de Bavière, encore mineur à la date de sa nomination. Les Puissances protectrices de l’époque, France, Royaume-Uni et Russie, avaient aidé militairement la Grèce tout en s’assurant que jamais le pays ne puisse rivaliser avec elles sur la scène européenne.

Au XIXe siècle, des hellénistes comme le poète anglais Lord Byron – dont la mort pendant la Guerre d’indépendance a été romancée – ont participé à ancrer le mythe fondateur de la Grèce autour de son glorieux passé antique. Les Européens de l’Ouest ont fabriqué une image fantasmée de la Grèce comme « berceau de la démocratie ». Si bien qu’aujourd’hui, les citoyens grecs regardent l’Europe d’un air méfiant parce que leur pays n’a toujours pas réalisé sa transition vers la modernité. Interrogé par Newsweek, l’acteur Antonis Kafetzopoulos résume : « Nous avons toujours fait des compromis entre les fondements de l’ancien Empire ottoman et l’Europe moderne[13]. »

Depuis près de deux siècles, cette relation toxique entre la Grèce et l’Europe a été favorisée par les créanciers européens. Après l’indépendance, les rebelles grecs n’ont pas remboursé les prêts accordés pour combattre les Ottomans, mais ces mêmes financiers ont alloué de nouveaux fonds à la monarchie grecque, en 1832. Un demi-siècle plus tard, la Grèce a emprunté à l’excès sur les marchés internationaux et s’est retrouvée à nouveau en cessation de paiement en 1893. À cette époque déjà, un Comité international pour la gestion de la dette grecque avait été mis en place afin d’accélérer les réformes !


Accouchement politique

Que faire de tout cela ? Si, par le passé, la Grèce n’a pas toujours été à la hauteur de ses engagements financiers, force est de constater qu’elle s’est récemment conformée aux exigences de ses créanciers. Comme l’a souligné le Prix Nobel d’économie Paul Krugman, Athènes a docilement mis en œuvre les plans d’austérité prévus par les deux précédents plans de sauvetage – malheureusement sans résultat. Aujourd’hui, les dieux siégeant à Bruxelles imposent à ce pays de nouvelles mesures de rigueur qui n’ont guère plus de chances d’aboutir.

Le gouvernement actuel et la majorité des Grecs semblent accepter ce destin pour rester à tout prix dans la zone euro. Mais il serait vain de croire que la Grèce puisse faire l’économie d’un douloureux accouchement politique. L’aptitude à distinguer le présent des remontées émotionnelles qu’il suscite semble être plus que jamais nécessaire pour franchir ce cap difficile

Marc-André Cotton

 

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(04/2014)

 


Notes :

[1] Mary Dejevsky, “Grexit may have been avoided, but divisions in Europe are growing”, The Guardian, July 13, 2015.

[2] Leigh Sales, “Greek election holds questions for economy and eurozone”, ABC News 24, June 18, 2012.

[3] Lire notamment Vamik Volkan, “Transgenerational Transmission of Trauma and Resistance to Change in Individuals and Large Groups”, ResearchGate, 2004.

[4] Lire à ce propos notre interview du Dr Ludwig Janus, psychothérapeute et psychohistorien.

[5] Lire à ce propos Katrina Cawthorn, “The female body and suffering” in Becoming Female, the Male Body in Greek Tragedy, Duckworth, 2008, pp. 50-53.

[6] Euripide, Médée, traduction de Danielle De Clercq, 2005, v. 251.

[7] Anastasia Balezdrova, “Greece ranks first in the world in number of Caesarean births”, GR Reporter, August 12, 2011.

[8] Despina Sapountzi-Krepia et al., “Mother’s experiences of pregnancy, labour and childbirth: A qualitative study in Northern Greece”, International Journal of Nursing Practice, 2011, No 17, pp. 583-590.

[9] “Expat Advice: Having a Baby in Athens”, Expat Exchange.

[10] Iliadi Panagiota et Ermioni Palaska, “Breastfeeding and Contemporary Life: The Greek Reality”, Nosileftiki, 2009, Vol. 48, No 4, pp. 352-357.

[11] IBFAN, “Greece: Unfavorable Environment Leads to Extremely Low Breastfeeding Rates”, Breastfeeding & Human Rights, July 6, 2012.

[12] Molly Green, interviewée par David Graham, “How Greece Became European”, www.theatlantic.com, July 7, 2015.

[13] Antonis Kafetzopoulos, interviewé par Adam LeBor, “The Greek Crisis Reveals a Nation Crushed by Ancient History”, www.europe.newsweek.com, July 7, 2015.