Résumé : En Grande-Bretagne, une fracture entre « valeurs » a opposé les pro- et les anti-européens, d’après une analyse psycho-démographique effectuée dans le cadre du vote sur l’Europe. Pressés par une anxiété grandissante, les Britanniques ont basculé vers la rupture, illustrant l’impact ignoré des traumatismes de l’enfance sur leur perception de la situation du pays.
Devant les incertitudes qui pèsent sur l’avenir après leur décision de quitter l’Union européenne, le 23 juin dernier, il est intéressant de voir comment les Britanniques remettent en scène leur histoire collective et les traumatismes de leur éducation dans leur relation à l’Europe continentale. Sous cet angle et bien qu’il puisse nous surprendre, le vote populaire en faveur du Brexit est riche de signification.
Une « hostilité foncière »
Certes, les récriminations anglaises relatives au projet européen ne datent pas d’hier. Bastion de la démocratie depuis la capitulation française de juin 1940, l’Angleterre n’a pas effectué d’examen critique après la Seconde Guerre mondiale, tandis que la France et l’Allemagne posaient les bases d’une intégration européenne avec l’espoir de prévenir de nouveaux conflits. Dans les années 1950, elle faisait le deuil de son empire en renforçant le Commonwealth avec ses anciennes colonies, tout en luttant bec et ongles contre l’intégration européenne.
En conséquence, le président de Gaulle s’opposa par deux fois à l’entrée du Royaume-Uni dans le Marché commun du fait de son « hostilité foncière » à ce projet[1]. Après avoir rejoint l’Europe des Six, en janvier 1973, ce pays discutera chaque détail et restera « l’un des membres les plus réticents » d’après un négociateur[2]. Pour beaucoup de Britanniques, l’Union européenne est toujours associée à de généreuses subventions et au flot croissant de migrants qui débarquent sur leurs côtes.
Fig. 1 : Boris Johnson devant le bus de campagne prétendant qu’une sortie de l’UE permettrait de financer la Sécurité sociale anglaise.
Les privatisations de Thatcher
Le « rabais britannique » obtenu à l’époque par la Première Ministre Margaret Thatcher illustre cet état d’esprit. Dans les années 1980, elle obtint une réduction substantielle de la participation financière anglaise au budget européen. Actuellement, le Royaume-Uni n’en est que le huitième contributeur par habitant[3]. Encouragé par les tabloïds europhobes, le contribuable britannique a cependant été conduit à penser qu’il payait plus que sa part pour financer « les pensions grossissantes des gros bonnets européens[4] ».
Sous le gouvernement Thatcher, un programme de privatisations massives a balayé le secteur public dans le but avoué de renverser « l’influence corrosive et corruptive du socialisme[5] ». Des mesures d’austérité, incluant des licenciements massifs et des tarifs plus chers pour les consommateurs, ont privé les ménages britanniques de services essentiels, tout en déplaçant la charge de l’impôt vers la classe laborieuse. Le réalisateur Ken Loach, qui a remporté la Palme l’Or 2016 avec son drame social I, Daniel Blake, explique : « Nous devons repenser notre système social qui accuse les plus pauvres d’être responsables de leur pauvreté[6]. »
La question migratoire
Là aussi, les représentations erronées sont nombreuses. En 2015, les statistiques montraient que l’immigration nette vers le Royaume-Uni atteignait le nombre record de 333 000 migrants une hausse dont les partisans du Brexit s’emparèrent pour affirmer que « l’immigration de masse est toujours hors de contrôle et la situation empirera si nous restons dans l’UE[7] ». De nombreux citoyens ont pensé qu’un vote favorable au Brexit réglerait le problème, bien que ses partisans n’aient jamais avancé de chiffres. L’un d’entre eux suggéra même que le retrait britannique aurait pour conséquence d’augmenter l’immigration d’origine extra-européenne[8].
Ces dernières années, la montée en puissance du Parti indépendantiste (UKIP) a placé l’immigration et l’identité nationale au centre des débats publics. Une analyse du vote sur le Brexit montre que la majorité britannique d’Angleterre et du pays de Galles deux juridictions où le soutien au UKIP est traditionnellement le plus fort a fait penché la balance en faveur du retrait. Les circonscriptions où les plus de 65 ans sont les plus nombreux ont voté contre l’Europe[9]. Mais ce sont les « valeurs » et non l’âge ou le niveau de formation des votants qui ont fait la différence. « Les motivations profondes sont plus puissantes que les catégories sociales, explique un chercheur. Il en va de même pour l’attitude d’une personne face à l’immigration[10]. »
Une « ligne de fracture » entre valeurs
Il existe par exemple une forte corrélation entre un soutien à la peine de mort et un vote favorable au Brexit. Dans le même ordre d’idée, les eurosceptiques sont aussi partisans des châtiments corporels, du fouet pour punir les criminels sexuels et d’une politique étrangère agressive. « Cela touche une dimension profonde d’eux-mêmes que la psychologie sociale qualifie d’autoritarisme de droite », explique le même chercheur.
D’après un consultant travaillant pour des organisations non-gouvernementales à l’aide d’enquêtes qualitatives, « il est clair que les attitudes pro- ou anti-européennes se divisent selon une “ligne de fracture” entre valeurs ». Une segmentation de l’électorat basé sur les valeurs forme ce qu’il nomme « un système psycho-démographique » dans lequel les sous-groupes motivés par la peur, le besoin de contrôle ou de règles claires, ont largement voté en faveur du Brexit. À l’inverse, les personnes plus orientées vers le progrès, l’individualisme ou l’égalité entre cultures sur-représentées chez les jeunes ont plébiscité le maintien dans l’UE[11].
Autoritarisme parental
Nous savons par d’autres recherches, celles du psychosociologue Theodor Adorno par exemple, que les personnes ayant subi une éducation violente ont intériorisé des valeurs personnelles comme la soumission à l’autorité parentale, le sens de l’ordre et du devoir tout en nourrissant une haine inconsciente contre leurs éducateurs qui se manifeste par des projections sur autrui ou par un profond sentiment de victimisation[12]. La « fracture » qui caractérise le résultat du vote sur le Brexit coïncide donc avec le type d’éducation reçue, les maltraitances subies dans l’enfance allant de pair avec un rejet de l’Europe.
L’immigration provoque par exemple une perte des repères culturels au sein de la majorité anglaise et un sentiment d’insécurité remontant de l’enfance. Les débats autour du financement du Service national de santé (NHS) réactive une anxiété ancienne de perdre une chose essentielle, qui a peu de réalité dans le présent (fig. 1). Après l’annonce des résultats, les partisans du Brexit ont dû admettre que leur appel à détourner les fonds européens pour sauver le NHS était mensonger[13]. Une telle rhétorique a souvent pour but de nourrir la sensation diffuse d’être une victime, mais n’engendre que frustration en retour.
Fig. 2 : D’après une récente enquête d’opinion, 63% des Britanniques sont opposés à une interdiction de la fessée.
Une nation de « fesseurs exaltés »
Malheureusement, en matière de maltraitance infantile, le Royaume-Uni porte un triste héritage qui remonte à l’époque victorienne où la baguette était couramment utilisée pour discipliner les enfants. Les châtiments corporels dans les écoles publiques britanniques n’ont été interdits qu’en 1987 ; en 1999 dans les écoles privées d’Angleterre et du pays de Galles[14]. L’éducation anglaise traditionnelle est fréquemment associée à la violence, l’infâme Eton College se présentant comme un modèle de discipline pour l’aristocratie britannique.
Dans une enquête de 2006, 80% des personnes interrogées disaient être convaincues des bienfaits des châtiments corporels, tandis que 73% pensaient que la délinquance juvénile augmenterait si on les interdisait renforçant cette image d’une « nation de fesseurs exaltés[15] ». Plus récemment, un sondage Angus Reid effectué en 2012 montrait que 63% des interviewés s’opposaient à une interdiction de la fessée (fig. 2). D’après les lois en vigueur, les parents d’Angleterre et du pays de Galles ont le droit de « châtier raisonnablement » leurs enfants à savoir tant que les coups ne laissent pas de marques mais la moitié des Britanniques jugent cette restriction excessive[16].
Jouer avec le feu
La fréquence avec laquelle les adultes britanniques ont été violentés dans l’enfance a récemment choqué, après que l’Office national de la statistique (ONS) ait posé de nouvelles questions sur le sujet dans son Enquête 2016 sur la criminalité en Angleterre et au Pays de Galles. Selon les données, 9% des sondés, âgés de 16 à 59, ans rapportent un abus psychologique, 7% un abus physique, 7% un abus sexuel et 8% disent avoir été témoins de violences domestiques. La proportion d’adultes faisant état de mauvais traitements augmente avec l’âge et les femmes sont plus largement victimes de violences sexuelles. Quelque 567 000 d’entre elles dénoncent un viol dans l’enfance[17].
Ces chiffres donnent une indication de la puissance des forces inconscientes qui sont en jeu lorsque les souffrances refoulées associées à de tels abus refont surface et sont remises en scène dans un contexte politique tendu en particulier au sein d’une population plus âgée. En tenant compte de cette réalité occultée, on comprend qu’il n’a pas été difficile pour les démagogues pro-Brexit de détourner ce ressentiment vers des cibles émissaires, comme les travailleurs migrants et la bureaucratie européenne. Et comme dit le proverbe, quand on joue avec le feu, on se brûle !
Marc-André Cotton
© M.A. Cotton 03.2017 / regardconscient.net
En Grèce : crise de la dette et souffrances périnatales
Alors que ce pays vient d’accepter un troisième plan de sauvetage de son économie, des éléments empiriques suggèrent que les Grecs et leurs partenaires européens remettent en scène un douloureux processus de naissance. La psychologie périnatale et le concept psychohistorique de « contraction du temps » apportent un éclairage inédit sur la crise de la dette grecque.
(10/2015)
Notes :
[1] Général de Gaulle, Conférence de presse du 27 novembre 1967.
[2] Sir Crispin Tickell interviewé par Stephen Moss, “How Britain negotiated its entry to the EECthen failed to play its part”, The Guardian, 06/25/2016.
[3] James Kirkup, “EU Facts: how much does Britain pay to the EU budget?”, The Telegraph, 29.02.2016.
[4] Jake Burman, “Now UK taxpayers forced to contribute BILLIONS towards Brussels bureaucrats’ PENSIONS”, Daily Express, 09.11.2015.
[5] Margaret Thatcher, citée par Alistair Osborne, “Margaret Thatcher: one policy that led to more than 50 companies being sold or privatised”, The Telegraph, 08.04.2013.
[6] Ken Loach, interviewé par Sarah Montague, “Ken Loach on benefit system ‘despair’ behind film”, BBC Radio, 23.05.2016.
[7] Nigel Farage, cité par Alan Travis, “Net immigration to UK near peak as fewer Britons emigrate”, The Guardian, 26.05.2016.
[8] Asa Bennett, “Did Britain really vote Brexit to cut immigration?”, The Telegraph, 29.06.2016.
[9] Ashley Kirk et Daniel Dunford, “EU referendum: How the results compare to the UK’s educated, old and immigrant populations”, The Telegraph, 27.06.2016.
[10] Eric Kaufmann, “Its NOT the economy, stupid: Brexit as a story of personal values”, The London School of Economics and Political Science, 07.07.2016.
[11] Chris Rose, “Brexit, Values and Age”, Three Worlds Blog, www.campaignstrategy.org, 26.06.2016.
[12] Else Frenkel-Brunswik, Parents and childhood as seen through the interviews, in Theodor Adorno et al., The Authoritarian Personality, Studies in Prejudice Series, Vol. 1, Chapter X, Harper & Brothers, 1950, pp. 337-389.
[13] Kate McCann and Tom Morgan, “Nigel Farage: £350 million pledge to fund the NHS was ‘a mistake’”, The Telegraph, 24.06.2016.
[14] Colin Farrell, “United Kingdom School CP”, www.corpun.com.
[15] Rosemary Bennett, “Majority of parents admit to smacking children”, The Times, 20.09.2006.
[16] Mario Canseco, “Britons Opposed to Banning Parents from Smacking Their Children”, Angus Reid Institute, 29.02.2012.
[17] “Abuse during childhood: Findings from the Crime Survey for England and Wales, year ending March 2016”, Office for National Statistics, 06.08.2016.