Revue PEPS


Violences religieuses : une réalité paradoxale ?


par Marc-André Cotton


Cet article est paru dans la revue PEPS No 34 (automne 2021)

 

 

Résumé : Le phénomène inquiète jusqu’aux plus hautes instances de l’Organisation des Nations unies qui dénonce un débordement de violences fondées sur la religion. Les dynamiques psychotraumatiques conduisant à de tels extrêmes restent pourtant mal comprises. Elles sont ancrées dans le déni de la sensibilité naturelle des enfants, soumis dès leur naissance à la rigueur d’un carcan doctrinal qui les détourne de leur nature profonde.

 

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Le phénomène religieux est couramment associé à la recherche d’une transcendance, à la chaleur d’une communauté de fidèles et au respect des rites. La double étymologie du mot religion, qui dériverait selon les acceptions des verbes latins relegere ou religare, suggère d’ailleurs qu’il remplirait une fonction tant sociale que sacrée : le premier sens faisant plutôt référence à la pratique des cultes et le second à l’expérience subjective du croyant en relation avec son dieu.

Porteuses de tolérance, d’espoir et de fraternité pour la plupart de leurs adeptes, les croyances religieuses sont pourtant invoquées par d’autres pour justifier précisément l’inverse, au point que l’ONU a récemment proclamé que le 22 août serait désormais la Journée internationale de commémoration des personnes victimes de violences en raison de leur religion ou de leurs convictions. Préoccupé par une vague inquiétante d’intolérance et d’agressions visant des croyants ou des lieux de culte, son Secrétaire général, le Portugais António Guterres, a déclaré vouloir s’opposer « à ceux qui invoquent la religion de façon trompeuse et malveillante pour faire naître des idées fausses, exacerber les divisions et propager la peur et la haine[1] ».


Le Bien et le Mal

Certes, des idéologies séculières, voire athées, peuvent aussi entraîner des violences terrifiantes. On pense aux crimes nazis, aux purges staliniennes, aux guerres légitimées par une appartenance ethnique ou un nationalisme. Mais leur dimension « religieuse », tant sociale que sacrée, ne manque pas de surprendre : exaltation du sentiment d’appartenance, vénération des rites, culte de la personnalité... La désignation d’un « ennemi » sur lequel exercer de telles violences étant un autre point commun à ces systèmes de croyance.

En religion, les distinctions entre le Bien et le Mal, entre le Pur et l’Impur relèvent de circonlocutions souvent inaccessibles à la communauté des croyants, qui laissent à une élite sacerdotale le soin d’en préciser les contours et se contentent de prêter foià la doctrine qui les rassemble. La conviction intime d’être porteur du mal est cependant largement partagée. Elle découle d’une condamnation séculaire posée sur l’expressivité de l’enfant soumis dès sa naissance à la rigueur d’un carcan doctrinal qui le détourne de sa nature profonde. Tel un parent vers lequel l’enfant dirige un œil anxieux pour s’assurer qu’il fait le bien, le dignitaire religieux regroupe ses fidèles autour de l’observance des rites, blâme les déviances et, dans les cas les plus extrêmes, désigne les hérétiques à la vindicte communautaire.

 


Fig. 1 : La peur de l’enfer a terrorisé des générations d’enfants, les conduisant à se vivre comme étant nés coupables (“Punishment of the lustful”, Compost et calendrier des bergers, Paris, Guy Marchant, 1493).

 

Faute originelle

Comme le déplore António Guterres, les actualités nous ramènent régulièrement à cette réalité du déplacement des violences religieuses vers des cibles émissaires sélectionnées à l’extérieur d’une congrégation donnée – les « infidèles » par exemple. Mais elles s’exercent aussi vers l’intérieur, contre celles et ceux qui doutent des dogmes et qu’on accuse d’apostasie ou de blasphème. Les femmes et surtout les enfants en sont traditionnellement les objets, au point qu’il est possible de voir, dans ces traitements dégradants, les germes pathologiques d’une reproduction de la violence subie.

Dans Vingt siècles de maltraitance chrétienne des enfants, Olivier Maurel a montré comment le dogme du péché originel, fondé sur la croyance du Mal en l’Homme, a marqué les esprits et justifié les pires sévices[2]. Son livre atteste qu’au fil des siècles, une majorité d’enfants élevés dans le christianisme a enduré de terribles châtiments et que peu de théologiens y ont échappé. Ces tortures les ont conduits à se vivre comme étant nés coupables, à répandre le credo d’une faute originelle et l’impérieuse nécessité d’en purifier leurs jeunes ouailles par la violence. À ce jour, soixante-deux États ont adopté des lois visant l’abolition des châtiments corporels, cependant nous sommes loin de reconnaître chez nos enfants les manifestations d’une conscience naturelle et d’une infinie sensibilité[3].


Un déni de conscience

Mais alors, d’où nous viennent nos croyances ? Toutes nous ont été transmises, souvent de manière implicite, mais d’abord par le déni et la violence. Lorsqu’un parent, dans un mouvement d’humeur ou de colère, se retourne contre son enfant, ce dernier subit la rupture terrifiante d’une relation confirmante avec lui. Quand de surcroît l’adulte le somme de réprimer l’émotion qui jaillit, au nom d’une éducation fondée sur le refoulement, il participe à briser l’intégrité de sa sensibilité qui, peu à peu, s’étiole et s’atrophie. C’est à partir de ce déni premier que se complexifient nos croyances – celle que nos éducateurs ont agi « pour notre bien » par exemple – et que s’organisent les structures de nos sociétés.

Ce mécanisme dit de « dissociation » est aujourd’hui bien étudié. Nous savons qu’il s’agit d’un dispositif neurobiologique de sauvegarde mis en place par le cerveau pour survivre à un stress intense. Brusquement couvert d’insultes, l’enfant violenté ne ressent plus rien, il est déconnecté et comme absent. Mais la charge émotionnelle qu’il refoule reste bloquée dans l’amygdale de son cerveau et resurgira par la suite, avec les mêmes effets stressants. Psychiatre et psychotraumatologue, Muriel Salmona explique : « [L’enfant] aura une voix intérieure qui sans cesse l’invectivera, et il développera une piètre image de lui-même, qui sera à l’aune de ce que l’univers familial lui aura renvoyé toute son enfance[4]. »


Stratégies dissociantes

On comprend mieux comment, sur cette base, se développent nos systèmes de croyance et la vénération des rites. Nos mémoires traumatiques s’installent dans la durée et perturbent à la fois nos capacités cognitives et notre sensibilité naturelle. Elles contiennent, de manière indifférenciée, les violences et les humiliations qui nous furent infligées, leur contexte et même les paroles alors prononcées, enfin et surtout la charge émotionnelle emprisonnée dans l’amygdale. Le Dr Salmona précise : « Au moindre lien rappelant les violences, [la mémoire traumatique] est susceptible d’envahir le psychisme de la victime, et de lui faire revivre tout ou partie de ce qu’elle a subi, comme une machine infernale à remonter le temps[5]. »

Pour gérer ces remontées émotionnelles au quotidien, l’adepte développera un ensemble de stratégies dissociantes allant des conduites d’évitement, comme le retrait social ou la soumission à un ordre hiérarchique, à l’usage de la prière ou de divers rituels comme pratiques rassurantes. Son adhésion au corpus doctrinal sera d’autant plus nécessaire à sa survie psychique que le déni de son être fut profond et les violences portées contre son intégrité, brutales et répétées. Sous l’autorité de son chef spirituel, la communauté de fidèles deviendra la garante d’une « normalité » lui permettant d’épargner ses anciens abuseurs, en premier lieu ses parents.


« Faux Self » et sacrifice de soi

Les victimes d’abus ne réagissent cependant pas toujours ainsi. Dans certaines circonstances, pour des raisons qui appartiennent à leur histoire de vie, elles adoptent des conduites dissociantes impliquant la répétition de situations victimisantes. En d’autres termes, elles deviennent à leur tour des agresseurs et tentent d’anesthésier leur mémoire traumatique aux dépens de nouvelles victimes.

Tolérés ou même valorisés par le groupe au nom d’une religiosité punitive et vengeresse, ces passages à l’acte dynamisent des remises en scène pouvant aller jusqu’au meurtre. La haine de soi intériorisée dans l’enfance se manifeste alors brutalement par le déni total de la vie de l’autre, avec une sensation de légitimité que procure l’exercice de la dissociation.

Chacun jugera de quelles manières les doctrines religieuses contribuent à la structuration de ce que le pédiatre et psychanalyste britannique Donald Winnicott appelait déjà le « Faux Self[6] ». Traditionnellement, la peur du châtiment, la valorisation du sacrifice de soi par le culte des martyrs, le respect des croyances au détriment de la réflexion font partie des conditionnements mis en œuvre pour détourner les enfants de leurs élans naturels au nom de leur adaptation aux pratiques familiales et sociales. Les conséquences de ces contraintes sur leur équilibre psychoaffectif – a fortiori sur leur capacité à jouir d’un vivre-ensemble à l’âge adulte – n’est que rarement pris en compte.

Marc-André Cotton

 

En savoir plus

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(04/2015)

 


Notes :

[2] Olivier Maurel, Vingt siècles de maltraitance chrétienne des enfants, éditions Encretoile, 2015. À ma connaissance, il n’existe pas encore d’ouvrage critique similaire émanant d’autres traditions religieuses.

[3] Seuls 13% des enfants du monde vivent actuellement dans un pays qui interdit les châtiments corporels, ce qui ne veut pas dire que, dans ces régions, ceux-ci aient disparu, ni que d’autres formes de violences routinières ne subsistent : humiliations, menaces, chantages, punitions ou négligence émotionnelle, par exemple. End Violence Against Children/End Corporal Punishment.

[4] Pour un excellent condensé de ses travaux, lire Dr Muriel Salmona, Châtiments corporels et violences éducatives, Dunod, 2016. La citation est en page 133.

[5] Ibid, p. 92.

[6] Parfois aussi traduit par « Faux Soi ». Lire Donald W. Winnicott, “Ego Distortion in Terms of True and False Self” in The Maturational Process and the Facilitating Environment: Studies in the Theory of Emotional Development, International University Press, 1965, pp. 140-152.