Résumé : La domination adulte – ou adultisme – est un système de valeurs dans lequel les enfants ont une place inférieure et le statut des adultes constitue une sorte de finalité. Elle peut être vue comme une structure matricielle qui justifie l’existence d’autres dominations reflétant plus largement la hiérarchie patriarcale de nos sociétés. Parmi ses instruments figurent les pratiques de séparation dès la naissance, alors que l’espèce humaine implique au contraire le lien, les pratiques d’isolement comprenant les comportements éducatifs incitant les enfants à « faire seuls » dans une logique séparatoire visant l’autonomie, et les pratiques de contention par lesquelles le jeu libre disparaît au profit d’espaces réservés aux enfants. La nécessité supposée de « contenir » les enfants est manifeste dans l’idée, très répandue, que ceux-ci auraient besoin de cadres fixés par les adultes pour bien grandir, justifiant a posteriori ceux qui leur sont imposés du fait de structures sociales hiérarchises et fondées sur la domination de groupes sur d’autres.
Mots-clés : âgisme, adultisme, domination adulte, séparation, continuum physiologique, maternage proximal, contention, violences éducatives ordinaires (VEO), surveillance, éducationnisme.
L’âge détermine des rapports sociaux de pouvoir et de domination et motive diverses discriminations. Ainsi les individus sont traités différemment en fonction de leur âge, aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère publique. Les deux catégories de personnes, aux délimitations parfois assez floues, les plus visées par les discriminations dites âgistes sont les « âges extrêmes » de la vie : à savoir les moins de 18 ans, autrement dit les mineurs au plan juridique, enfants et adolescents (et parfois même les jeunes majeurs), d’une part, et les personnes dites âgées, d’autre part. À ces âges extrêmes, on peut ajouter d’autres catégories de personnes qui subissent une forme d’infantilisation, c’est-à-dire de minorisation voire de négation de leurs droits, de leur agentivité et de leurs aptitudes physiques, sensorielles, affectives, intellectuelles, etc. : ce sont les personnes handicapées, malades ou marginalisées. Et il est important de noter que dans cette dernière catégorie figurent les femmes en contexte de maternité, c’est-à-dire les mères, minorisation qui a inéluctablement une influence sur la façon dont sont traités les enfants. La domination que subissent les mères et celle que subissent les enfants définissent une autre structure de domination, qui est la domination patriarcale, formule que j’assume d’employer dans notre contexte contemporain et occidental même si cela fait saigner les oreilles de certains anthropologues qui ne tolèrent pas que la notion de patriarcat soit étendue aux sociétés DINGO (acronyme français pour l’acronyme anglais WEIRD, western, educated, industrialized, rich, democratic). Pourtant la domination que subissent les mères ruisselle sur les enfants comme celle que subissent les enfants remonte par capillarité aux mères.
Pour commencer, j’aimerais faire quelques mises au point lexicales.
Adultisme et domination adulte
La notion d’adultisme se rapporte plus spécifiquement aux rapports sociaux entre lesdits adultes et lesdits enfants ou jeunes personnes. L’adultisme est un système de valeurs dans lequel les enfants occupent une place inférieure à celle des adultes dans la hiérarchie ontologique et juridique qui structure la société. La hiérarchie ontologique désigne la hiérarchie des êtres ou des catégories d’êtres, dans leurs attributs généraux, et implique une hiérarchie de leurs intérêts respectifs. La stratification s’effectue selon que l’on possède plus ou moins certaines aptitudes qui sont valorisées. La hiérarchie ontologique fonde et justifie une hiérarchie juridique, c’est-à-dire un système de droits différentiels. Dans une société adultiste, l’état pleinement adulte (entre 18-23 ans – selon que l’on poursuit des études ou pas – et 65 ans environ) est érigé en état de perfection, de complétude, d’achèvement et d’autonomie de l’être humain, ontologiquement supérieur à l’état d’enfant caractérisé par son insuffisance et par la nécessité ontologique de son hétéronomie, c’est-à-dire la nécessité d’être dirigé et administré selon la loi et les intérêts d’autres que soi. Les sociétés adultistes distinguent ainsi un statut mineur (l’enfant) et un statut majeur (l’adulte), plutôt que d’admettre le principe égalitaire du statut unique de la personne qui met tout être humain, quelle que soit sa condition d’âge, au même niveau de dignité et de droit.
Dans une perspective intersectionnelle, la domination adulte peut être vue d’une part, comme une catégorie universelle (car tous les humains passent par le stade ontologique de l’enfance) et d’autre part, comme une structure matricielle permettant de modéliser d’autres formes de domination (de genre, de classe, de « race », économique, notamment) et d’y appliquer un lexique et des descriptions relevant de l’enfance, de sorte que si l’on représentait les dominations comme une série ordinale allant des moins dominés aux plus dominés, dans le grand ensemble des humains, le sous-ensemble des enfants en serait la borne inférieure.
La domination adulte désigne plus spécifiquement les conditions matérielles et idéologiques, ainsi que les mécanismes par lesquels les plus jeunes sont dominés, opprimés et dépossédés de leur agentivité par les adultes. La domination des adultes sur les plus jeunes s’exerce à travers un certain nombre de procédés matériels ou physiques qui sont naturalisés dans divers discours philosophiques, scientifiques, médicaux, puériculturels et éducatifs sur une prétendue nature de l’enfant et sur les besoins supposés qui découlent de cette nature. Dans ce travail préliminaire, il s’agit d’examiner trois types de procédé qui regroupent une partie importante des comportements adoptés ou souhaités des adultes vis-à-vis des plus jeunes. Les conditions matérielles et physiques d’existence des enfants que ces procédés construisent sont des structures fondamentales de la domination adulte. Une analyse de la littérature ethnographique et anthropologique permet d’en montrer le caractère contingent et local et ainsi d’en remettre en question le caractère supposé nécessaire.
Nota bene : Par facilité, je vais souvent employer le mot « enfant » mais c’est un terme que je critique car c’est une catégorisation oppressive, notamment en ce qu’elle valide l’institution d’un régime d’exception pour les plus jeunes (jusqu’à 18 ans !) ; régime d’exception qui, bien qu’on souhaiterait qu’il exprime la sollicitude des adultes envers eux, justifie surtout a posteriori dans le droit et l’éthique une condition d’infériorité matérielle socialement construite. Toutefois, il ne s’agit pas vraiment « d’abolir l’enfance » selon la formule de Shulamith Firestone, et je ne renoncerais pas pour autant au mot « enfance » dont certains usages sont utiles et intéressants.
Séparer
Le premier procédé consiste à séparer.
De la Sparte antique à la métropole moderne, des villages du « deux-tiers monde », comme le désignent Gustavo Esteva et Madhu Suri Prakash, aux services de maternité occidentaux, les pratiques de séparation sont un invariant culturel des sociétés hiérarchisées, inégalitaires, guerrières.
Dans les salles d’accouchement, il s’agit, pour les sages-femmes et les obstétriciens, dès le fœtus expulsé de la matrice, de couper et de séparer avec empressement : d’abord de sectionner le cordon ombilical avant même qu’il ait cessé de battre, interrompant ainsi un processus physiologique de transfert de sang maternel vers le nouveau-né, puis de détacher la galette placentaire, s’il le faut à l’aide d’ocytocine de synthèse injectée en routine afin d’accélérer, de forcer le processus de séparation physiologique.
Séparé, donc considéré comme séparable, le nouveau-né est emmené à distance de sa mère pour être examiné. Il lui sera rendu après avoir subi des soins, parfois dispensables, ou à tout le moins qui aurait pu être réalisés dans l’environnement familier de l’enfant, à savoir le corps de sa mère.
La première rupture est donc celle de l’entité « mèrenfant » qui est pourtant un écosystème à part entière aux interactions biochimiques subtiles. La sage-femme, l’obstétricien, ou l’auxilliaire de puériculture sont dès lors les premiers agents de la culture intervenant auprès de l’enfant. Et l’acte inaugural de la socialisation de l’enfant est sa séparation d’avec sa mère, son exil de son biotope premier, sa « terre natale », comme l’appelle si joliment Nils Bergman.
Par la suite, il s’agira de « poser le bébé », de « ne pas l’avoir dans les bras (sur les bras ?) », de « le faire dormir seul », de le « sevrer », alors même que la norme biologique de l’espèce humaine est le portage, le sommeil collectif et l’allaitement, s’il est utile de le rappeler.
Il s’agit d’introduire des ruptures répétées dans le continuum physiologique de l’entité mèrenfant et des médiations dans la relation physiologique dont l’objectif est de défaire la fusion.
Rappelons que les pratiques de mise en nourrice ont pour but principal d’empêcher la fusion mèrenfant.
Ces pratiques de séparation sont justifiées, dans les discours institutionnels et culturels, de diverses manières.
Les ruptures dans le continuum physiologique (j’emploie parfois aussi le terme « écologique ») sont en effet considérées comme essentielles au développement physique, psychique, émotionnel et au devenir social de l’enfant. On retrouve le thème et le champ lexical de la séparation dans de nombreux discours spécialisés ou profanes, fictionnels ou non, sur la petite enfance, les conseils et manuels de puériculture, les formations des professionnels de la petite enfance, les magazines parentaux, etc. Ces discours ont tendance à valoriser et encourager les pratiques de séparation, et à l’inverse à dévaloriser et décourager les pratiques de continuité physiologique. Ne moque-t-on pas un enfant qui « tète encore », qui est « collé ou accroché à sa mère », qui « ne dort pas seul » ?
La formule « couper le cordon ombilical » est assez emblématique du thème de la séparation. Le cordon ombilical symbolise la condition première de l’humain, et même sa condition tout court, à savoir son état de dépendance absolue vis-à-vis des autres sans lesquels sa survie est impossible. Et c’est de cette dépendance, donc du lien, qu’il s’agirait de le désaliéner ?
Associé au thème de la séparation, on retrouve le thème de l’isolement ou de la solitude : dormir seul dans sa chambre, s’endormir tout seul, se calmer tout seul, rester seul dans son lit, jouer tout seul (et calmement) dans sa chambre, « gérer ses émotions » tout seul, « faire tout seul », se consoler, se solacier tout seul, etc. Le retrait de lien ou les liens parcimonieux, cest en réalité un régime qu’il subit dès la naissance.
Il est assez significatif, dans ce contexte, que l’élément séparateur soit ledit père de l’enfant ou toute autre figure patriarcale, par exemple, le médecin, l’expert, l’Etat, qui est facteur de dénaturalisation, de désanimalisation, c’est-à-dire de socialisation. Émanciper le petit humain, le rendre humain, c’est l’extraire de sa condition animale et biologique.
Nous avons vu qu’au u niveau individuel, il s’agit ici de séparations de type biologique car elles interviennent au sein d’une relation de dépendance biologique forte du plus jeune vis-à-vis d’un plus âgé. Mais au niveau collectif, il s’agit de séparer matériellement la population des plus jeunes de celle des adultes dans des lieux dédiés (crèches, écoles, colonies de vacances, centres de loisirs, clubs sportifs, et autres espaces destinés aux enfants), de les exclure de certains lieux réputés réservés aux adultes (en ne concevant pas les lieux et l’urbanisme comme inclusif et adapté à toutes les catégories de population ; enfants exclus des musées quand non accompagnés) et de créer des couloirs de circulation réservés aux jeunes, relativement hermétiques, qui permettent de les canaliser, les orienter et de croiser les espaces des adultes de manière réglée et prévisible.
Les enfants sont ainsi éduqués et socialisés en étant séparés du monde des adultes et leurs relations avec les rares adultes auxquels ils ont affaire sont rigoureusement normées et codifiées dans le cadre de rapports hiérarchiques et de subalternité.
L’éducation est dès lors une suite de processus séparatoires, au préalable desquels sont opérés des actes nécessaires de coupe et de rupture dans l’intime du corps et des liens. Elle est la poursuite de la logique séparatoire depuis la sphère biologique vers la sphère sociale.
Séparé physiquement des adultes, l’enfant l’est également symboliquement par l’élaboration de théories sur la « nature » de l’enfant et sur son développement, théories postulant sa différence par rapport à l’adulte (au sens presque mathématique de l’opération arithmétique, c’est-à-dire « ce qu’il a en moins, toute différence étant transformée en inégalité), nous l’avons évoqué hier, son incomplétude, son insuffisance, sa vulnérabilité et la nécessité d’un traitement exceptionnel, justifiant son hétéronomie, ie sa soumission à la loi et à l’ordre adulte.
Il en résulte une séparation juridique, un système de droits différentiels consistant en fait en une réduction, un retranchement de droits, une dérogation aux droits fondamentaux, comme l’explique bien Christine Delphy et sa suite Yves Bonnardel, un régime d’exception au droit commun, comme par exemple l’impossibilité de voter avant 18 ans ou d’exercer certains droits sans l’autorisation parentale. C’est ce qu’on appelle en France et ailleurs la minorité, qui n’est rien moins qu’une privation de droits.
Et quoi, me direz-vous ? Quel est le problème ? Le problème est que tous ces procédés séparatoires sont sources de souffrances physique et psychiques chez l’enfant, et donc de traumatismes complexes. Le succès de ces pratiques que l’on peut qualifier de mutilantes sur le plan des liens humains et parce qu’elles portent atteinte à l’intégrité physique et psychique de l’enfant n’est-il pas dû au fait que les expériences traumatisantes de l’enfance (les child adverse experience) déclenchent des mécanismes de sidération ou de survie qui sont des conditions nécessaires pour obtenir aussi bien la soumission que le comportement agressif, qualités essentielles des sociétés guerrières et inégalitaires. Michel Odent a pu ainsi évoquer l’idée d’un « avantage évolutif » des pratiques de séparation dites de « socialisation » pour les sociétés structurées par des dominations.
Contenir
Ceci nous amène au second procédé qui est la contention. Dans la littérature aussi bien spécialisée que grand public sur le sujet, la jeunesse est alternativement considérée (en général, selon l’âge du juvénile) :
Ici, on peut retrouver le thème du sauvage en l’enfant, ou celui thème du mal en l’enfant, décrits de manière particulièrement pertinente par Sylvie Vermeulen. Dans son ouvrage Oui, la nature humaine est bonne, Olivier Maurel décrit la contribution de Saint Augustin dans la croyance selon lequel le mal serait en l’enfant et qu’il s’agirait de l’en exorciser en quelque sorte par l’éducation, ie par les châtiments corporels, ou de le contenir par divers mécanismes de contrôle.
Lié au sauvage, on retrouve également dans la littérature les thèmes du débordement et de l’excès : débordement ou excès des émotions, des énergies, des hormones.
Contenir, c’est à la fois brider et canaliser, ou entraver et dériver.
On retrouve également l’image de la matière brute à laquelle le sculpteur/éducateur doit donner forme harmonieuse ou encore celle du fleuve bouillonnant à domestiquer voire à exploiter par diverses installations (barrages, digues, canalisations).
C’est par exemple ce que suggère la littérature sur la « gestion ou la régulation des émotions » dont les enfants sont réputés être particulièrement victimes. Je pense que si les adultes devaient subir le quart des frustrations imposées en routine, de façon tout à fait non nécessaire, aux enfants, ils pèteraient eux aussi un câble, avec des conséquences bien plus dramatiques (et d’ailleurs cela arrive régulièrement). Evidemment qu’il existe une phase de la maturation du cerveau à partir de laquelle l’enfant exprime ses émotions de façon moins démonstrative, mais pourquoi employer ces termes qui suggèrent que les émotions, c’est mal et que grandir, c’est les brider ?
Deux autres termes importants appartenant au champ lexical de la contention sont « cadre » et « limites ». La littérature sur le parenting en fait un usage abondant. Les enfants auraient besoin d’un cadre et de limites, fixés par les adultes, pour bien grandir, ce qui semble une justification a posteriori des cadres et des limites imposés aux enfants du fait de structures sociales hiérarchisées et fondées sur la domination de groupes sur d’autres. Ne dit-on pas d’un enfant quelque peu exubérant qu’il a besoin d’être « recadrer » ?
Le terme repoussoir « laxisme », exact contraire du « contentionnisme », exprime toutes les pratiques de « laisser faire », laisser couler, laisser déborder qui seraient préjudiciables aux enfants, nous rectifions : aux adultes.
Des psychologues à la mode prônent ainsi la contention ou le confinement dans un espace (time-out, « file dans ta chambre ») : la chambre, le coin, la salle de classe quand tout le monde est à la récré, l’heure de colle.
D’autres prônent la notion de « place de l’enfant » (« remettre un enfant à sa place », « ce n’est pas la place d’un enfant »), suggérant que des espaces lui sont réservés et qu’il doit être exclu de certains autres. Et la place de l’enfant, on la connaît bien, c’est à l’école. Je pense à cette anecdote rapportée par une mère : quand le maire de la ville a croisé son enfant au village profitant d’une balade à vélo plutôt que d’être à l’école, il a immédiatement appelé les gendarmes car il y avait un enfant dehors ! En Allemagne, par exemple, la police vient effectivement chercher l’enfant qui n’est pas à l’école. Et en France, il faut désormais demander l’autorisation à « l’autorité compétente en matière d’éducation » (parce que les parents, eux, ne le sont pas) de ne pas aller à l’école.
Par ailleurs, la place de l’enfant, c’est surtout « pas celle de l’adulte ». « Remettre un enfant à sa place », c’est lui rappeler qu’il n’est qu’un enfant et qu’il n’a pas le droit de performer l’adulte ou de marcher sur ses plates-bandes, ie de jouir de ses privilèges.
Pour « contenir », les adultes n’hésitent pas à recourir à des pratiques coercitives et violentes : coups, contrainte physique, privations, chantages, menaces, punitions… Après avoir eu un recours princeps à la force brute, l’enfant s’auto-discipline et s’auto-contient.
Parmi les dispositifs de contention et de canalisation des enfants, l’école est, comme je l’évoquais avant, un des plus importants. Par ses formes propres de contention, elle induit une certaine discipline des corps, des postures contraintes (jambes fixées à une chaise et bras à un cahier, champ de vision restreint). On pense à :
Lesdits loisirs et autres activités extra-scolaires participent également à la canalisation des jeunes que l’on ne veut surtout pas voir dans les rues. Comme l’explique le psychologue Peter Gray, le jeu libre a disparu du paysage des activités enfantines.
En dehors de l’école (en tant que lieu ou temps scolaire) et des lieux extra-scolaires, le jeune est persona non grata ; comme le montre toujours Peter Gray, les jeunes ont peu à peu été exclus de l’espace public au cours des cent dernières années.
Exclus de l’espace public, de l’espace commun, les enfants se retrouvent dans des « réserves », comme l’explique le philosophe Bertrand Stern, en des endroits réservés, spécialement conçus pour eux, des « sanctuaires », des enceintes censées les protéger, comme il en est des réserves naturelles ou des réserves à Amérindiens qu’il s’agit de protéger des humains ou de « l’homme blanc ». La « réserve » implique également l’idée que les enfants sont mis à part, en attente de, en suspens, différant leur contribution à la vie sociale et économique de la communauté. On pourrait aussi employer la métaphore comptable de l’immobilisation.
Or le but de ses réserves semble davantage de confiner les enfants dans un espace facile à contrôler.
Nous sommes ainsi rendus au troisième procédé qu’appelle le dispositif de contention : surveiller.
Surveiller
Dans les structures qui les contiennent en journée, comme au sein de leur famille, les jeunes sont constamment surveillés, scrutés, observés et évalués pour vérifier qu’ils ne sortent pas des couloirs physiques et symboliques prévus pour eux (l’école, la salle de classe) : gardien.ne.s, surveillant.e.s, enseignant.e.s, entraîneu.r.se.s.
L’architecture scolaire est en général pensée pour faciliter la surveillance. Combien d’écoles ressemblent à des prisons avec leurs postes d’observation surélevés tels des miradors ?
On surveille tous leurs faits et gestes, leurs affaires, leurs fréquentations, la façon dont ils emploient leur temps, leur argent, dont ils habitent leur espace. Dés la plus tendre enfance, ils tombent sous les lunettes scrutatrices d’une théorie d’experts, surveillant leur bon développement, leur bonne insertion dans des cases, des courbes, etc.
Toute cette surveillance implique des mesures, des examens, des diagnostics, des évaluations.
La surveillance de premier niveau se double d’une méta-surveillance par des institutions dédiées (notamment l’Éducation nationale, mais aussi les institutions médicales dont les PMI) dont un des objectifs est de s’assurer que les surveillants de premier niveau performent correctement l’autorité qui leur est conférée de séparer et contenir.
L’évaluation, comme phénomène secondaire à la surveillance, permet un renforcement des premiers phénomènes de séparation et de contention, en ce qu’elle classe et hiérarchise les individus (reconduisant, au demeurant, les inégalités sociales). L’interdiction de la « tricherie » est un exemple assez emblématique de l’effort séparatiste (et ce faisant dépolitisant). Interdire la tricherie, c’est empêcher les jeunes de s’allier, en les isolant.
Il est intéressant de noter qu’éduquer consiste globalement en séparer, contenir et surveiller les jeunes. L’éducation n’est-elle pas dès lors une forme particulièrement sophistiquée et détournée de domination et d’oppression des plus jeunes ? Ordinairement éduqués, les jeunes sont donc ordinairement dominés, mais surtout ordinairement violentés, ordinairement minorisés dans une société systémiquement misopède.
C’est ainsi que j’ai proposé le syllogisme de l’oppression des jeunes :
En réalité, l’éducationnisme (le « il faut éduquer ») est une idéologie historiquement liée à la mise en place de sociétés hiérarchisées, dominatrices, colonisatrices, oppressives et violentes. Comme le montrent Esteva et Suri Prakash, l’idéologie éducationniste a été et demeure le cheval de Troie de la globalisation et du néocolonialisme capitalistes qui ont forcé les portes des cultures et sociétés traditionnelles. Les programmes d’éducation, « armes de destruction massive » du capitalisme, constituent dès lors une véritable agression envers les cultures autochtones.
L’enfant est lui aussi un colonisé, nous dit Gérard Mendel, et pas plus que le colonisé, il ne peut élaborer sa propre culture, développer ses richesses propres, puisque la culture des adultes l’étouffe, puisque les adultes l’exploitent.
Séparés des adultes et massivement regroupés, par la scolarisation, en une classe d’âge devenue classe sociale (nouvelle classe d’opprimés ?), les jeunes seraient-ils voués à se muer progressivement en classe politique ? Sans doute est-ce souhaitable.
Même si nombre des caractéristiques de l’enfance sont culturellement construites et servent à justifier la mise sous tutelle des jeunes, d’autres, liées à leur développement physique, sont plus pertinentes. Dans ce nouveau modèle, l’enfance possède une valeur et des richesses qui lui sont propres et qui sont indispensables à l’adulte, comme la curiosité, la spontanéité, une certaine irrationalité, etc. Il s’agira notamment, par sa valorisation, de permettre l’épanouissement et de favoriser la persistance d’un état d’enfance toute la vie durant. Car il n’y a pas d’adulte en soi, ni d’enfant en soi, seulement des caractères neurobiologiques et sexuels étouffés ici, et développés là ; l’enfant peut avoir beaucoup de l’adulte en soi, tout comme l’adulte peut avoir beaucoup de l’enfant en soi.
Daliborka Milovanovic*
© D. Milanovic – 11.2024 / enfantill-age.fr
Du droit fondamental des enfants à une instruction respectueuse
Alors qu’elle était jusque-là soumise à un régime déclaratif et, de l’avis même de l’ex-ministre de l’Éducation nationale, J.-M. Blanquer, à un encadrement juridique suffisant et équilibré, l’instruction en famille (IEF) est, depuis la rentrée 2022, accessible uniquement sur autorisation de l’administration académique.
(11/2022)
*Daliborka Milovanovic est doula, membre active de Doulas de France depuis 2006 et présidente de l’Observatoire des violences éducatives ordinaires (OVEO). Elle anime de nombreux séminaires et formations sur la maternité et la périnatalité (lire sa plaquette de présentation). Éditrice et traductrice sur la grossesse, la naissance, l’allaitement, l’éducation, le bien-être fémininle (éditions Le Hêtre-Myriadis), Daliborka Milovanovic est également formatrice et conférencière dans tous ces domaines.