Édito No 18 (novembre 2004)

L’illusion démocratique

par l’équipe de rédaction

Interrogés par sondage à leur sortie des bureaux de vote, les électeurs américains ont indiqué qu’à côté de la menace terroriste, les « valeurs morales » qu’ils attribuaient à George W. Bush avaient largement déterminé le choix de lui confier un second mandat, en dépit de sa politique en matière de santé, de fiscalité ou d’éducation. Ils ont confirmé que la promotion des valeurs chrétiennes traditionalistes a été déterminante pour la victoire du camp républicain, la fréquentation régulière d’une Église allant le plus souvent de pair avec un vote favorable au président sortant [1].

Le déroulement de cette élection, très disputée, illustre la dépendance névrotique que le peuple entretient à l’égard de ses représentants. Pour que perdure un système électoral conçu au XVIIIe siècle dans le but de sauvegarder les intérêts des classes possédantes, il a fallu que les citoyens américains croient devoir choisir entre des candidats que leurs convictions pouvaient opposer. Or, issus d’une élite formée aux mêmes écoles, ces derniers se démarquèrent uniquement par leur aptitude personnelle à manipuler l’anxiété refoulée de leurs électeurs potentiels, le plus populiste l’emportant finalement d’une longueur. Dans ce contexte, l’illusion entretenue par le discours démocratique des médias dominants a en réalité pour fonction de masquer la brutalité par laquelle le père impose sa loi à l’enfant et s’apparente au culte que l’on vouait, jadis, aux divinités antiques (page 3).

L’un des enjeux inconscients de la réélection de George W. Bush est en effet celui des violences exercées sur les enfants, au nom de leur éducation. Dans un pays où près de 90 % des parents ont recours à la fessée et où 22 États autorisent encore l’usage des châtiments corporels à l’école, la rhétorique punitive et vengeresse du président touche une corde sensible chez les millions d’Américains qui furent humiliés par leurs parents et qui, devenus adultes, éprouvent le besoin compulsif de reproduire ces souffrances sur des supports émissaires (pages 4 et 5). Cet état d’esprit favorise la résurgence de réflexes relationnels calqués sur la violence du père et nourrit l’autoritarisme des dirigeants politiques. Il n’est donc pas surprenant que les systèmes démocratiques manifestent de diverses manières le mépris relationnel sur lequel ils ont été édifiés. Au demeurant, la démocratie dite représentative ne peut que correspondre aux scénarios masculins dominants, l’être réalisé n’ayant pas besoin de figures représentatives de sa conscience, puisqu’il en est lui-même le représentant (pages 6 et 7).

C’est pourquoi les « valeurs morales » qui rassurent aujourd’hui les électeurs américains n’ont d’autre fin que de renforcer la cuirasse défensive qu’ils opposent à la mise à jour de leurs souffrances. Elles nourrissent leur dépendance à l’égard de leurs parents abusifs et les préservent de prises de consciences libératrices. C’est seulement en mettant en cause la violence de nos éducateurs que nous pouvons espérer nous délivrer des injonctions que nous avons intériorisées sous la terreur (page 8). Car il ne saurait y avoir de société plus juste sur la base des mensonges qui la fondent.

L’équipe de rédaction

[1] Katharine Q. Seelye, “Moral Values Cited as a Defining Issue of the Election”, New York Times, 04.11.2004.


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