Revue PEPS


L’accumulation de richesses montre combien nous avons manqué de l’essentiel


par Marc-André Cotton


Cet article est paru dans la revue PEPS No 13 (hiver 2015).

 

 

Résumé : Dans un monde où les inégalités vont croissant et la spéculation aussi, il est urgent de s’interroger sur l’origine de la cupidité. S’agit-il vraiment d’un penchant naturel propre à l’homme ou faut-il y voir le signe de frustrations profondes vécues dans la petite enfance ? Une lecture attentive de la biographie de Warren Buffett, dont la fortune s’élève à 73,1 milliards de dollars, plaide pour la seconde hypothèse.

 

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La population de ce qu’on nomme désormais les « ultra riches » a augmenté de 6% l’an dernier et sa fortune globale de 7%, pour s’établir à 30’000 milliards de dollars[1]. Avec une telle somme, on pourrait rembourser l’ensemble de la dette américaine et acheter tous les biens et services produits annuellement aux États-Unis. Si bien qu’en 2016, d’après l’ONG Oxfam, 1% de la population possèdera autant de richesses que les 99% restant. Pour expliquer cela, on se convainc que l’homme est par nature égoïste, voire cupide, et que le capitalisme que nous connaissons reflète cette réalité.


L’empreinte du manque

J’aimerais vous proposer une autre approche fondée sur les premières empreintes qui ont déterminé notre rapport aux autres[2]. Rappelons tout d’abord que l’économie est une affaire de besoins et repose sur notre capacité à les satisfaire – ce qui nous ramène assez vite à l’enfance. Certains d’entre eux auraient dû être comblés sans condition comme la présence satisfaisante de la mère auprès de son nourrisson ou l’allaitement à la demande. Quand ce n’est pas le cas, des empreintes de manque et de frustration se forment dans le jeune cerveau et l’on sait l’habileté des publicitaires à les exploiter.

Mais quel sens y aurait-il à accumuler des capitaux, à posséder plus que l’on ne pourra jamais dépenser ? Sur un plan collectif, nous savons que l’accumulation de richesses pour certains va de pair avec l’appauvrissement d’un plus grand nombre. On coupe dans les dépenses publiques tandis que des fortunes incroyables se concentrent à l’autre bout de la chaîne. D’un autre côté, qui ne ressent pas la peur de perdre son emploi, de se retrouver « sous les ponts » ? Cette obsession collective pour la richesse serait-elle une manière de compenser l’empreinte de frustrations précoces, symbolisées par la pauvreté ? Le culte voué à des personnalités comme Warren Buffett, l’un des hommes les plus riches du monde, jouerait-il le même rôle ?


Dix-mille fois la mise

Avec une fortune de 73,1 milliards de dollars, en progression de plus de 20% l’an dernier, Buffett est parfois surnommé « l’oracle d’Omaha » – du nom de sa ville natale où il réside toujours. Depuis un demi-siècle, ses investissements ont réalisé des plus-values de presque 30% par an, d’où le titre magique de « meilleur investisseur de tous les temps ». Sa stratégie consiste à estimer soigneusement le potentiel des entreprises et d’acquérir celles qui lui paraissent sous-évaluées. En 1962, il rachète Berkshire Hathaway, une usine de textile, au prix moyen de 15 dollars par action. Il va en faire une holding dont le titre en bourse grimpera jusqu’à 150 000 dollars en 2007, soit dix-mille fois sa mise initiale.

Sa stratégie se résume à faire exactement l’inverse de ce que font les autres investisseurs qui font parfois des choix désastreux. Tandis que la plupart d’entre eux se précipitent quand les cours grimpent, Buffett dit simplement : « Plus les cours sont bas, plus j’achète. » Ce qui le motive au fond, c’est de satisfaire sa cupidité en maîtrisant ses propres peurs. Il mise sur des titres délaissés par les milieux financiers et attend patiemment que leur valeur augmente. « Acheter l’action à ce prix, écrira-t-il à propos de Berkshire, c’était comme ramasser un mégot de cigare pour en tirer encore quelques bouffées[3]. » On va voir combien cette métaphore parle de son enfance.


La marque d’un traumatisme

Warren Buffett naît le 30 août 1930 à Omaha (Nebraska), où son père Howard exerce le métier de courtier en bourse dans une banque de la place. Après le krach de Wall Street, c’est une période de grande anxiété pour ses parents qui culmine avec la faillite de la banque dans laquelle le père travaille et la perte de leurs économies. Warren arrive cinq semaines avant terme. De ce bambin frêle, ses sœurs diront qu’il n’était pas équipé pour se battre. Le jeune couple quémande sa nourriture auprès du grand-père qui tient une épicerie, mais se montre très avare. Il se peut que le stress de sa mère ait joué dans sa naissance prématurée. Quoi qu’il en soit, elle n’est guère maternelle avec ses trois enfants – et même violente.

Deux choses vont très vite obséder Warren : la peur de mourir et le désir irrépressible de devenir immensément riche. Très tôt, Warren confie la première à ses sœurs, à son meilleur ami Bob Russel. « Russ, lui disait-il, s’il y a une chose dont j’ai peur, c’est de mourir[4]. » Cette peur irrépressible est la marque d’un grave traumatisme, sans doute périnatal. Quand Russ piège un oiseau dans une boîte, Warren le supplie à chaque fois de l’en délivrer.

Quant à son désir d’être riche, il l’exprime avant l’âge de cinq ans et n’a jamais cessé d’y penser depuis. Cette fois, c’est la marque de la gestion de son traumatisme. On dit de lui qu’il est introverti, timoré à l’extrême, comme s’il avait avalé toutes les terreurs de son entourage. Très vite, il se réfugie dans sa tête et développe une mémoire photographique des chiffres. Cela va le propulser vers son seul objectif : devenir riche.

 


Fig. 1 : Warren, âgé de six ans, tient son jouet favori, un changeur de monnaie, sur une photographie avec ses sœurs datant de l’hiver 1936-1937 (© A. Schroeder, The Snowball, 2009)

 


Millionnaire à trente-deux ans

Pour Noël, sa tante Alice lui offre un changeur de monnaie que Warren portera fièrement à sa ceinture (fig. 1). À six ans, il fait déjà du porte-à-porte pour vendre des bouteilles de soda les soirs d’été, tandis que les enfants de son âge jouent dans les rues. À neuf ans, avec son ami Russ, il compte les capsules de bouteilles des distributeurs de sodas pour savoir quelle marque est la plus vendue. Il est non seulement obsédé par les chiffes, mais aussi par l’argent et par l’appât du gain. Quand son père l’emmène au champ de courses, Warren collectionne les tickets tombés par terre et trouve parfois un numéro gagnant. Son livre favori s’intitule Mille manières de gagner mille dollars.

La réalité occultée, c’est le comportement de sa mère Leila. Sous les traits d’une épouse exemplaire, elle explose de colère sans prévenir et houspille ses enfants, parfois pendant des heures. Rien que Warren et ses sœurs puisse dire n’échappe à ses reproches. « Tous nos péchés nous étaient rappelés, confiera Buffett à sa biographe. Nous n’avions aucun répit[5]. » Le père prend ses distances et vaque à ses affaires : il va devenir sénateur. La détresse de leur fils tient dans cette phrase prononcée par Warren vers l’âge de douze ans : « Je serai millionnaire avant d’avoir trente ans, sinon je me jetterai du plus haut gratte-ciel d’Omaha[6]. » Il est devenu millionnaire à trente-deux ans !


Cécité affective et émotionnelle

À ceux qui lui demande pourquoi il aime l’argent, il répond : « Ce n’est pas que je veuille de l’argent, j’aime faire de l’argent et j’aime le voir grandir[7]. » Lui même est incapable de jouir de cette richesse qu’il ne peut dépenser. C’est l’un des PDG les moins payés d’Amérique – quelque 100 000 dollars annuels sans stock options – et il vit frugalement dans sa maison d’Omaha, achetée en 1958 pour 31’500 dollars. Sa pingrerie est légendaire : il a même refusé de prêter de l’argent à ses enfants en prétextant qu’il n’était pas une banque ! Chez Buffett, l’accumulation de capital est sans nul doute la conséquence neurophysiologique d’un traumatisme précoce.

D’un point de vue psychologique, sa cécité émotionnelle – son biographe parle même d’une « forteresse émotionnelle[8] » – est le résultat d’une rupture du lien maternel. L’enfant n’a pas trouvé auprès de sa mère la sécurité affective dont il avait besoin. Né prématurément, il n’a certainement pas connu la chaleur maternelle, ni été allaité à la demande. Ce sont des choses qui ne se faisaient pas à l’époque et surtout pas chez des commerçants. Sa mère était émotionnellement instable, voire névrosée, donc incapable d’accueillir les émotions de ses enfants et Buffett ne parlera jamais d’elle comme d’une mère aimante.


Comportement de survie

Le cerveau de l’enfant va donc très tôt gérer le traumatisme d’avoir été abandonné à son sort et la peur d’en mourir. Ce mécanisme de compensation se traduit par une forme d’autisme et c’est ainsi qu’il développe des facultés cérébrales inhabituelles : mémoire photographique, attrait pour les chiffres... Il exploite ce qui fut d’abord un comportement de survie et cela d’autant plus que ses proches l’y encouragent. C’est une manière de gérer la peur du manque et l’on voit mieux de quel manque il s’agit : le manque d’une relation vraie entre parents et enfants... Au fond, c’est cela la Grande Dépression !

D’autres ultra riches sont dans le même cas. D’après un best-seller fondé sur des statistiques officielles et des études de cas, la « frugalité » serait la base de leur enrichissement[9]. Derrière ce mot, il faut entendre leur incapacité à dépenser leur fortune. La moitié des gros accumulateurs de capitaux n’a pas reçu un seul dollar en héritage et n’a jamais dépensé plus de deux cents dollars pour une montre. D’autres études, psychologiques cette fois, montrent que l’accumulation de richesses relève d’un trouble de la personnalité : la syllogomanie[10]. La perte d’un attachement sécurisant avec la mère se manifeste par un amoncèlement hétéroclite. En réponse à ce traumatisme, l’adulte amasse des objets ou de l’argent sans parvenir à s’en débarrasser.

Ce qui est vrai pour Buffett l’est, dans une moindre mesure, pour chacun d’entre nous. Notre système économique repose largement sur l’exploitation de nos frustrations et sur la compensation que constitue la possibilité de consommer. En cherchant à répondre aux besoins affectifs et émotionnels de nos enfants dès leur naissance, gageons que nous leur éviterons de tomber dans ce piège. Pour leur plus grand bien et celui de notre belle planète.

Marc-André Cotton

 

En savoir plus

En Grèce : crise de la dette et souffrances périnatales
Alors que ce pays vient d’accepter un troisième plan de sauvetage de son économie, des éléments empiriques suggèrent que les Grecs et leurs partenaires européens remettent en scène un douloureux processus de naissance. La psychologie périnatale et le concept psychohistorique de « contraction du temps » apportent un éclairage inédit sur la crise de la dette grecque.
(10/2015)

 


Notes :

[1] Mykolas D. Rambus, “World Ultra Wealth Report 2014”, Wealth-X and UBS.

[2] Pour découvrir l’impact des empreintes périnatales, lire notamment l’ouvrage du Dr Ludwig Janus, Introduction à la psychologie périnatale, éditions Le Souffle d’Or, 2015. Lire aussi une interview du Dr Janus.

[3] David Gelles, “After 50 Years, Oracle of Omaha Looks Back on Less Prescient Moves”, New York Times, 28.2.2015.

[4] Cité par Roger Lowenstein, Buffett: The Making of an American Capitalist, Random House Trade Paperbacks, 2008, p. 13.

[5] Cité par Alice Schroeder, The Snowball: Warren Buffett and the Business of Life, Bloomsbury, 2009, p. 44.

[6] Cité par Mary Falks, in Roger Lowenstein, The Making of an American Capitalist, op. cit., p. 20.

[7] Ibid.

[8] Roger Lowenstein, ibid., p. xiv.

[9] Thomas J. Stanley, “The Millionaire Next Door”, S & S International, 1998. Lire une chronique de ce livre en français.

[10] Alexandre Henzen et al., « Syllogomanie, symptômes ou syndrome ? À propos d’un cas clinique », Revue médicale suisse, 2012, No 339, pp. 951-955.