Résumé : Marqué par le vécu traumatique de ses deux parents, qui ont survécu au siège de Léningrad et perdu deux fils en bas âge, l’actuel président de Russie s’est projeté dans le rôle d’un sauveur. Il a canalisé son agressivité en pratiquant les arts martiaux, dont il fit le principe de son rapport aux autres. Ancienne victime de violences et désormais rompu aux manipulations du pouvoir, il est devenu l’agresseur identifié à la figure d’un père autoritaire.
Dans L’enfance des dictateurs, Véronique Chalmet retrace les jeunes années chaotiques de dix despotes ayant marqué le XXe siècle, dont celles de Staline meurtri à vie par la haine que lui vouait son père et qui se fit appeler « l’homme d’acier[1] ». à cette liste, nous pourrions rajouter la figure de Poutine qui, avec son invasion de l’Ukraine, est entré dans le triste club des partisans de l’absolutisme. Comment sa personnalité a-t-elle été forgée dès l’enfance au contact de l’hostilité de ses proches ? Quelle histoire personnelle et familiale projette-t-il aujourd’hui sur la scène internationale ? Sans écarter une approche géopolitique plus classique, cet éclairage offre une perspective inédite sur les évènements actuels.
Récits héroïques
Vladimir Vladimirovitch Poutine naquit à Léningrad, aujourd’hui Saint-Pétersbourg, le 7 octobre 1952. Son père Vladimir Spiridonovitch était un ardent communiste et pensionné de guerre. Dès l’invasion par l’Allemagne de l’Union soviétique, en juin 1941, celui-ci s’engagea dans une unité de l’armée rouge qui procédait à des actions de sabotage derrière les lignes ennemies. Grièvement blessé par une grenade, il échappa de justesse à la mort. Bien qu’habituellement taciturne, il raconta ses exploits à son fils et ces récits héroïques devaient marquer le jeune Poutine.
Sa mère Maria Ivanovna était une rescapée du siège de Léningrad. D’origine paysanne, elle travailla durement sa vie durant, en usine puis comme concierge. Ses deux premiers fils décédèrent en bas âge, l’aîné quelques mois après sa naissance et le second d’une diphtérie pendant la guerre. Elle-même faillit alors mourir de faim et d’épuisement : c’est donc une femme gravement psycho-traumatisée qui engendra un troisième fils, à l’âge de 41 ans. Avec pour conséquence notable l’impossibilité d’établir un lien authentique avec lui.
Un traumatisme collectif
Pour avoir une idée de la mémoire traumatique refoulée par la mère du futur président de Russie, il faut revenir sur le siège de Léningrad – un calvaire de 872 jours qui fit près d’un million de morts (fig. 1). Ce fut une lutte de chaque instant contre la famine et l’isolement, loin du choc héroïque entre Nazis et Soviétiques présenté par les discours officiels. Faute d’un approvisionnement suffisant, les habitants finirent par manger tout ce qui pouvait l’être : la colle des papiers peints, le cuir bouilli, les animaux domestiques. On parla même de cannibalisme...
Fig. 1 : Le siège de Léningrad fit près d’un million de morts : ici un groupe de femmes soviétiques fuyant les bombardements nazis. (photo RIA Novosti)
Dans son journal intime, une adolescente rapporta les angoisses de sa survie quotidienne : « Je suis en train de devenir un animal. Il n’y a pas de pire sentiment lorsque toutes vos pensées sont tournées vers la nourriture[2]. » Il ressort de nombreux témoignages que la mort par famine est particulièrement effroyable. Elle oblige le corps à se nourrir de lui-même et à se détruire, mais fait aussi des ravages dans les esprits et déstabilise toutes les valeurs fondamentales. Par la suite, le pays s’est largement identifié au martyre de cette ville qui devint un symbole des souffrances du peuple russe.
Transmission transgénérationnelle
Mais qu’en était-il précisément de Maria Ivanovna ? Lorsqu’elle titubait jusqu’à l’hôpital pour rendre visite à son mari blessé, celui-ci lui donnait ses propres rations de nourriture, ce qui leur fut interdit. Un jour, Maria eut tellement faim qu’elle en perdit connaissance. Ses voisins la prirent pour morte et allongèrent son corps auprès d’autres cadavres. Par chance, elle retrouva ses esprits avant d’être jetée dans une fosse commune. à la naissance de Vladimir, elle était encore obsédée par la mort et constamment envahie par les réminiscences de ce vécu traumatique. Sans doute pour conjurer le sort, Maria s’empressa de le faire baptiser à l’insu de son mari athée, sur les conseils d’une voisine orthodoxe.
Fig. 2 : Maria Ivanovna et Vladimir Vladimirovitch, en juillet 1958 : la mémoire traumatique de la mère de Poutine l’empêcha d’établir un lien authentique avec son troisième fils. (www.kremlin.ru)
Toute l’enfance de Poutine et sa vision du monde ont été impactées par ce drame qu’il n’a pourtant pas lui-même vécu. C’est une illustration des mécanismes de transmission transgénérationnelle des traumatismes bien décrits par Martin Miller dans le film Who’s Afraid of Alice Miller[3]. Dès ses premiers instants, le fils absorba littéralement les terreurs maternelles et prit sur lui ce qu’il perçut inconsciemment comme une mission réparatrice de la souffrance non résolue de son parent. Seul survivant de sa fratrie, il n’eut d’autre choix que d’intérioriser la problématique maternelle et de se projeter dans le rôle d’un sauveur. Celui de sa mère, et plus tard celui de la Mère Russie. Lorsque Boris Eltsine lui confiera la présidence par intérim, en 1999, il lui dira : « Prend soin de la Russie ! » Voilà quelques clés pour comprendre la cécité émotionnelle de Vladimir Poutine, perceptible sur son visage dès ses plus jeunes années (fig. 2), tout comme l’étendue de ses ambitions.
Violences paternelles
Que savons-nous du rapport à son père ? Plusieurs indices suggèrent que l’homme était froid et violent envers son fils. L’institutrice de Poutine, Vera Dmitrievna Gurevitch, décrit un personnage sérieux et imposant : il n’y avait pas d’affection à la maison. Un jour qu’elle venait se plaindre du travail du jeune Poutine alors adolescent, le père lui aurait dit : « Qu’est-ce que je peux faire ? Le tuer ou quoi[4] ? » Les transgressions du jeune garçon furent sévèrement punies. Un hiver, ses amis et lui firent une escapade hors de Léningrad sans en informer leurs parents. Ils prirent un train de banlieue, se débrouillèrent pour faire un feu dans la campagne, puis retournèrent transis de froid à la maison. « Et quand nous sommes rentrés, nous nous sommes pris des coups de ceinture, confie Poutine. Après ça, l’envie de partir en voyage nous est passée[5]. »
Aujourd’hui encore, les violences intrafamiliales sont largement répandues en Russie. D’après le magazine Russia Beyond, la plupart des adultes ont reçu des fessées, des gifles et même des coups de ceinture dans leur enfance. Ce châtiment est si profondément ancrés dans la culture que de nombreux Russes associent le ceinturon aux punitions corporelles. Une Moscovite de trente ans témoigne : « Je me rappelle la scène en détail. J’étais une petite fille et je me suis perdue dans le centre-ville. La seule chose dont je me souvienne, c’est ma mère : le visage couvert de larmes, une ceinture à la main. Elle a eu si peur de m’avoir perdue pour toujours qu’elle m’a frappée violemment avec la ceinture. Je me souviens clairement de ma sœur aînée qui essayait de me protéger des coups[6]. »
Penchant pour la bagarre
Le jeune Poutine, lui, n’eût personne pour le protéger. Peut-être pensait-il à son père lorsqu’il a prononcé cette fameuse phrase, en 1999 : « On va buter les terroristes jusque dans les chiottes ! » À l’époque, cinq attentats attribués aux séparatistes tchétchènes avaient fait plus de 300 morts, notamment dans la capitale. Alors président du gouvernement de Boris Eltsine, Poutine lança la deuxième guerre de Tchétchénie. Sa cote de popularité grimpa en flèche : il fut nommé président par intérim en décembre de la même année, puis élu dès le premier tour des présidentielles de mars 2000, avec 52% des voix. D’ancienne victime de violences, il devenait lui-même l’agresseur identifié à la figure d’un père autoritaire.
Fig. 3 : Le jeune Poutine à l’entraînement à Léningrad, en 1971. (The Guardian/EPA)
Après la Seconde Guerre mondiale, la famille Poutine vécut dans une pièce de 20 m2, au 5e étage d’un immeuble communautaire délabré du centre de Léningrad. Les enfants jouaient dans la cour centrale où pullulaient des rats qu’ils s’amusaient à pourfendre avec leurs bâtons. Un jour, Vladimir coinça un spécimen particulièrement gros dans la cage d’escalier, mais à sa grande frayeur, l’animal bondit sur lui et le mit en fuite. « C’est là, se souvient-il, que j’ai compris pour de bon ce que voulait dire être acculé[7]. » Ayant développé un penchant pour la bagarre en réponse aux agressions de son père, il décida de prendre des cours de boxe, puis de lutte russe et enfin de judo – un sport dans lequel il devait s’investir entièrement (fig. 3). « [Mon entraîneur] m’a réellement sorti de la rue, reconnaît-il. Ma cour d’immeuble n’était pas le meilleur des environnements pour un enfant[8]. » Par la suite, il devint ceinture noire de lutte russe et plusieurs fois champion de judo de la ville de Léningrad. Plus qu’un sport, c’était pour lui une philosophie de vie, le principe de son futur rapport au monde.
Un nostalgique du stalinisme
Dans son autobiographie, Vladimir Poutine révèle aussi que son grand-père paternel, Spiridon Ivanovitch, avait été le cuisinier personnel de Lénine, puis de Staline (fig. 4). Cette proximité aux cercles du pouvoir permit à sa famille d’échapper aux purges de 1937, contrairement à bien d’autres. Être au service d’un maître, en l’occurrence les nouveaux dirigeants du pays après la révolution bolchévique, était gage de survie. Une tradition d’obéissance et de service qui s’est transmise, puisque le fils de cet aïeul et futur père de l’actuel maître du Kremlin, Vladimir Spiridonovitch, s’enrôlerait volontairement dans l’armée soviétique dès l’invasion nazie.
Fig. 4 : Spiridon Ivanovitch, le grand-père paternel de Vladimir Poutine, assis à la gauche de Staline dont il fut le cuisiner, ici lors d’un pic-nic. (Georgian Journal)
On peut comprendre que Vladimir Poutine ait hérité de son grand-père une certaine nostalgie du stalinisme. Il s’est lui-même rapproché du cœur du pouvoir en grimpant dans la hiérarchie du KGB, les services secrets soviétiques. Adolescent, il rêvait d’être un espion pour décider du sort de milliers de personnes, comme dans Le bouclier et l’épée, une série d’espionnage de la télévision soviétique sortie en 1968. Ses instructeurs à l’Institut du renseignement étranger devaient d’ailleurs lui reconnaître toutes les qualités d’un excellent agent secret : professionnalisme, parcours académique irréprochable, loyauté et même une certaine déférence. Ils notèrent cependant chez lui « un faible sens du danger[9] ».
Hypothèse de l’emmaillotage
Nous avons vu la dévotion des Russes pour le sacrifice des soldats de la Seconde Guerre. Ce fut le cas du père de Poutine et lui-même n’a pas manqué d’entretenir ce culte mémoriel tout au long de sa présidence. Les plus anciens sont aussi nostalgiques de l’époque impériale, la fameuse « Grande Russie », tout comme d’un pouvoir absolu qu’incarnait alors le tsar. Ce genre d’exaltation résulte d’empreintes et de conditionnements remontant à l’enfance. Dans les années 1950 déjà, l’anthropologue Margaret Mead avait émis l’hypothèse qu’une pratique particulièrement sévère de l’emmaillotage contribuait à ce trait de caractère plus spécifiquement grand-russe. « Le bébé russe, écrivait-elle, était emmailloté plus serré et plus longtemps que ne l’étaient par exemple leurs voisins, les Polonais. Un bébé russe emmailloté était aussi rigide que la section sciée d’un poteau télégraphique […] et il était emmailloté jour et nuit, n’étant défait que pour être nourri, baigné ou changé[10]. »
On ne peut qu’imaginer le calvaire enduré par ce nourrisson et les conséquences d’un tel traitement pour son développement psycho-affectif. Entièrement entravé, il n’explorera physiquement ni son corps, ni le monde qui l’entoure et ne manifestera d’émotions que par ses yeux et sa bouche (fig. 5 et 6). La rage d’être ainsi privé de mouvement et traité comme un objet inanimé ne pourra pas s’exprimer à l’endroit de ses pourvoyeurs de soins, rendus inaccessibles, mais se focalisera sur les entraves que ceux-ci lui imposent. Mead et ses collègues de l’université de Columbia envisageaient comme conséquence de cette forme particulière de maltraitance la croyance, répandue en Russie, en l’existence de « forces occultes » susceptibles de prendre le contrôle du pays – une conviction accréditée par les innombrables révoltes, assassinats et autres complots qui émaillèrent sa longue histoire[11].
Fig. 5 : Bébé emmailloté dans une maternité russe. (International Breastfeeding Journal, 2007)
Fig. 6 : Poutine avec sa fille emmaillotée, en 1985. (Première personne, SoLonely, 2016)
Aujourd’hui, les autorités russes n’ont guère de peine à canaliser cette rage latente vers un ennemi extérieur contre lequel décharger une violence perçue comme libératrice, justifiant l’exercice d’un pouvoir fort. Et si l’emmaillotage traditionnel n’est plus aussi répandu qu’il l’était dans les années 1950, l’empreinte de cette mémoire traumatique est encore agissante, comme le suggère la métaphore de la « forteresse assiégée » souvent évoquée par Poutine pour qualifier les menaces qui pèsent sur la Fédération de Russie[12].
Remises en scène collectives
Si l’on se tourne vers l’actualité récente, il est possible d’entrevoir ce que Poutine remet en scène sur le plan international. D’après un ancien chef du protocole, le décorum de la cérémonie d’investiture de son troisième mandat fut inspiré du couronnement d’Alexandre II, le tsar qui avait aboli le servage en 1861. En 2020, le maître du Kremlin réforma la constitution pour briguer deux mandats supplémentaires et pourrait être en poste jusqu’en 2036 – un règne plus long que celui de Staline ! Aux yeux des nostalgiques de ces figures paternelles tutélaires, il se présente à son tour en souverain libérant le pays de ses chaînes.
Fig. 7 : Un habitant fuit Marioupol, assiégée et presque entièrement détruite par les bombardements russes, le 30 mars 2022. (Le Monde/Reuters)
Poutine est également un chef de guerre détenant le pouvoir de projeter vers l’extérieur un ressentiment historique alimenté par sa propagande. En février 2000, comme jadis Léningrad, la capitale tchétchène Grozny fut assiégée pendant 43 jours, réduite en ruines par les bombardements russes et plus tard qualifiée de « ville la plus détruite sur Terre » par une délégation des Nations Unies[13]. La bataille pour la reconquête d’Alep (Syrie), dévastée par l’aviation russe, ou encore le récent pilonnage de la cité portuaire de Marioupol – où des couloirs humanitaires furent attaqués – témoignent de la même détermination punitive (fig. 7).
Réactiver les traumatismes
Dans chacune de ces guerres, Poutine a profité d’une large adhésion de sa population. Pour justifier l’invasion de l’Ukraine, sa propagande a développé des arguments faisant directement référence au passé traumatique du pays. Dans son discours du 24 février, il dénonce à la fois la trahison par Hitler du pacte germano-soviétique, les sacrifices du peuple russe assiégé et menacé de destruction, la guerre patriotique de Staline contre l’Allemagne nazie et la chute de l’ex-URSS encerclée par l’OTAN[14].
Il réactive ainsi la mémoire traumatique de ses contemporains tout en jouant le rôle de sauveur qu’il a intériorisé dès l’enfance. Car ces souffrances sont bien actives, mais décalées dans le temps : c’est un passé non résolu qui resurgit sans cesse dans le présent, comme le suggèrent les références constantes des médias russes aux « nazis » ukrainiens[15]. Ce déplacement temporel permet à Poutine d’assigner à l’Ukraine – et avec elle à l’Occident – le statut d’ennemi nécessaire à une remise en scène des traumatismes subis. Ses soldats peuvent alors rejouer dans la guerre le sentiment d’avoir été totalement anéantis par les violences qu’ils ont subies de leurs éducateurs.
Marc-André Cotton
© M.A. Cotton – 06.2022 / regardconscient.net
L’emmaillotage des bébés, une survivance problématique
Les projections parentales posées sur le nouveau-né expliquent la persistance, au cours des siècles, de la pratique controversée de l’emmaillotage. Si les motivations varient selon les époques, elles témoignent toujours d’une difficulté à reconnaître pleinement la conscience spontanée de l’enfant et l’importance de la relation d’attachement. Retour sur un rituel qui fut longtemps emblématique de la prime enfance.
(03/2020)
Notes :
[1] Véronique Chalmet, L’enfance des dictateurs, éditions Prisma, 2013. Une interview Europe1 de Véronique Chalmet sur son livre est disponible en replay sur Dailymotion .
[2] Berta Zlotnikova in Alexis Peri, The War Within. Diaries from the Siege of Leningrad, Harvard University Press, 2017, p. 235.
[3] Marc-André Cotton, « L’histoire secrète d’Alice Miller », PEPS No 31, hiver 2020.
[4] Lire Première personne, conversations avec Vladimir Poutine, So Lonely, 2016, p. 36.
[5] Ibid, p. 35.
[6] Nikolay Shevchenko, “Belts, slaps and dark rooms: Why is corporal punishment still acceptable in Russia?”, Russia Beyond, July 12, 2018.
[7] Op. cit., p. 30.
[8] Ibid., p. 38.
[9] D’après une évaluation de l’école du renseignement. Ibid., p. 53.
[10] Margaret Mead, “What Makes the Soviet Character”, National History, September1951.
[11] Geoffrey Gorer, “Some Aspects of the Psychology of the People of Great Russia”, The American Slavic and East European Review, October 1949, Vol. 8. No 3, pp. 155-166.
[12] Elena Volochine, « Vu de Russie : comment la propagande russe forge la conscience de “forteresse assiégée” », France 24, 28.03.2022.
[13] Grant Piper, “The Most Destroyed City On Earth”, Medium, 06.04.2022.
[14] « Intervention du Président Poutine », traduction Gaël-Georges Moullec, Revue politique et parlementaire, 24.02.2022.
[15] Lire à ce propos « Quand l’ombre de la Seconde Guerre plane sur l’Europe », revue PEPS No 11, été 2015.