Résumé : L’humanité traverse une phase de transformation profonde, à la fois périlleuse et précaire. Un nouveau paradigme de civilisation peine à émerger, bouleversant en profondeur notre rapport au vivant et à nous-mêmes. Dans sa série Backlash – une crise mondiale de l’émergence, le psychologue et psychohistorien Robin Grille explore ce basculement fondamental, dont l’issue dépend largement de réformes en faveur d’une éducation respectueuse des enfants. Ce deuxième épisode s’attarde sur ce mouvement de recul, prélude à des évolutions sociales majeures.
Ces derniers temps, quand je jette un œil aux infos, mon visage se crispe. C’est sûrement une réaction de défense : mes espoirs ont été tellement déçus que j’ai envie de tout lâcher. Supporter un nouveau cycle de politique mesquine, égoïste et toxique me semble au-delà du supportable. Tout paraît si sombre – je crois que j’ai développé une vraie allergie aux écrans.
Mais qu’est-ce qui nous arrive ? Depuis quelques années, le monde semble sombrer : flambées de guerre, retour des dictatures, dégradation de l’environnement, polarisation violente du débat public qui fracture familles, communautés et nations.
Notre écosystème d’information est un foyer de désespoir. Les médias, les youtubeurs et les podcasteurs qui influencent l’opinion d’aujourd’hui mettent souvent en avant les intrigues du pouvoir qu’une caméra peut capter. Cela donne une vision biaisée du monde. Et si le monde ne marchait pas au rythme des luttes de pouvoir visibles ? De puissants courants sociaux profonds passent inaperçus ou sont minimisés. Cela déforme notre perception, nous déprime et nous fait perdre foi en notre propre pouvoir d’action. Beaucoup se détournent alors de la vie civique avec écœurement. Pourtant, je crois que nous pouvons – et devons – regarder les crises actuelles autrement. C’est une question de santé mentale.
Sous la fange de l’actualités et des jeux de pouvoir, des courants de changement donnent un sens au chaos. Ils permettent de comprendre ce moment historique tendu et laissent penser que la tourmente politique actuelle n’est peut-être pas que négative.
Je sais, mon point de vue peut sembler naïf, voire provocateur. Mais étudier l’évolution sociale mondiale est le cœur de mon travail. Et je suis convaincu que le progrès social est toujours bien vivant. Dans cette série d’articles, je défends l’idée que notre société mondialisée traverse un mouvement de recul – une réaction anti-évolutionnaire. Les sociologues savent depuis longtemps que les avancées sociales sont souvent suivies d’une période de retour en arrière, quand les forces conservatrices se sentent menacées.
Approfondissons un peu ce concept. Quand une société évolue vers une démocratie plus ouverte et inclusive, certains groupes – souvent habitués aux structures autoritaires – se sentent déstabilisés, voire attaqués. Ce rejet est particulièrement fort chez ceux qui détiennent le pouvoir, mais pas seulement. L’histoire montre que les grands progrès ont souvent été suivis de reculs, parfois violents. La Révolution française en est un exemple célèbre : après un élan pour la démocratie, elle a connu des décennies de sang et de retour à l’autoritarisme. Même certains révolutionnaires ont trahi leurs idéaux, reproduisant la violence qu’ils dénonçaient.
Alors, que penser de cette attirance croissante pour des leaders autoritaires à travers le monde ? Après plus d’un demi-siècle de réformes en faveur de la démocratie et des droits humains, ne fallait-il pas s’attendre à quelques secousses sur la ligne de fracture du changement ? Cette période serait-elle un contrecoup ? Et si oui : de quoi ?
Je pense que nous vivons plusieurs transformations sociales majeures, profondes, souvent invisibles au regard politique, mais irréversibles. En fait, l’intensité du retour de bâton que nous observons est peut-être la preuve de l’ampleur des progrès déjà accomplis.
Parfois, une forte fièvre est le signe qu’un corps mobilise toutes ses forces pour guérir. Ce processus vital et transformateur est souvent dissimulé derrière le bruit d’un ordre mondial en désintégration. Jusqu’ici, je n’ai trouvé aucune analyse reliant tous ces changements élémentaires dans une vision cohérente – encore moins une réflexion sur ce qu’ils annoncent pour notre avenir. C’est ce que je veux proposer ici.
Plus loin dans cette série, je décrirai plusieurs tendances inédites qui transforment la société à grande vitesse. Les médias traditionnels ne leur accordent qu’un regard superficiel ou sensationnaliste. Même quand ils en parlent, c’est souvent comme si chaque fait était isolé, sans lien entre eux. Ce qu’on ne voit pas, c’est le motif général – et ce manque de vision nous prive d’un espoir fondé. Nous avons besoin d’un récit unificateur pour y voir clair. Et en prenant conscience de l’ampleur des transformations en cours, on peut aussi se dire : « Pas étonnant qu’il y ait un tel retour de bâton ! »
Oui, le changement est fondamental, volcanique même – on peut vraiment parler d’un changement de paradigme. Une nouvelle impulsion civilisationnelle est en train de naître, peut-être à la fin d’une époque. Si on ne regarde que les querelles politiques, on passe à côté de l’essentiel. La civilisation moderne est en pleine bifurcation. Son système de base est en train d’être démantelé et reconstruit – souvent en silence, hors des projecteurs. Voir cela, c’est retrouver de l’élan, de l’énergie, et surtout comprendre comment y prendre part.
Vous trouvez que je rêve un peu ? Que je nie le risque d’un éternel retour vers la tyrannie après chaque souffle de liberté ? Je comprends. Beaucoup adhèrent à cette idée d’un balancier historique, condamné à osciller entre progrès et régression. Ce modèle est très répandu, et peut-être a-t-il raison. Mais il est tellement morne. D’autres parlent plutôt de spirale dynamique. Cette vision en trois dimensions admet que les sociétés peuvent régresser, mais comme sur un escalier en colimaçon : si l’on revient au même point, on est monté d’un cran. Cela me paraît plus fidèle à l’histoire, avec ses zigzags et ses impasses, mais dans un sens général de progrès. Et si un jour un singe désabusé crie « J’en ai marre » et retourne vivre comme un dinosaure, tenez-moi au courant ! En attendant, je préfère l’idée attribuée à Mark Twain : « L’Histoire ne se répète pas, mais elle rime souvent. »
Et qu’est-ce qui provoque ce retour en arrière ? Je pense que c’est justement ce fameux retour de flamme. Dans cette série, je vais explorer ce que rejette exactement ce backlash. Cela veut dire regarder les avancées les plus spectaculaires – celles qui inquiètent le plus l’ancien monde. L’ombre nous indique d’où vient la lumière. Le retour de bâton explique pourquoi chaque grand changement de paradigme ressemble à trois pas en avant, deux pas en arrière.
À suivre dans l’épisode 3, où nous dessinerons ensemble une carte de notre évolution sociale : du mode dominateur à une civilisation fondée sur le partenariat.
Robin Grille*
© R. Grille – 04.2025 / www.robingrille.com
© Adaptation française : Marc-André Cotton
Parents porteurs de paix
Un faisceau de recherches montre aujourd’hui que la prime enfance n’est pas seulement une période sensible du développement physique et psychologique de l’être humain, mais aussi et peut-être surtout une phase au cours de laquelle devrait s’épanouir l’intelligence de nos émotions.
(01/2024)
*Robin Grille est psychologue (BA, Grad Dip Counselling, Dip Int Psych, MAPS) et psychohistorien. Exerçant comme psychothérapeute et formateur en parentalité depuis 30 ans, il est l’auteur de trois ouvrages : Parenting for a Peaceful World, Heart to Heart Parenting, et plus récemment Inner Child Journeys. Né en Uruguay de parents judéo-roumains, Robin vit en Australie où il développe une approche intégrative inspirée par la neuropsycholgie et les enjeux transgénérationnels. Son travail repose sur la convition que l’avenir de l’humanité dépend de notre façon d’accompagner nos enfants (voir son site). Son ouvrage Parents porteurs de paix a été récemment publié aux éditions Le Hêtre Myriadis.