Résumé : L’humanité traverse une phase de transformation profonde, à la fois périlleuse et précaire. Un nouveau paradigme de civilisation peine à émerger, bouleversant en profondeur notre rapport au vivant et à nous-mêmes. Dans sa série Backlash – une crise mondiale de l’émergence, le psychologue et psychohistorien Robin Grille explore ce basculement fondamental, dont l’issue dépend largement de réformes en faveur d’une éducation respectueuse des enfants. Ce quatrième épisode aborde la question des identités tribales, nationales et raciales, qui s’opposent aujourd’hui à la perspective d’une identité partagée autour de notre humanité commune.
Vous avez remarqué comme les choses se crispent autour du patriotisme et des questions raciales ces temps-ci ? Qu’est-ce qui a fait grimper la température ? Qu’est-ce qui remue dans notre melting pot ? Jetons-y un coup d’œil, avant que ça ne déborde !
L’un des piliers essentiels de la culture dite de domination est un sentiment ardent d’identité de groupe[1]. L’identité est une construction mentale qui délimite ceux que nous croyons être « des nôtres » et ceux qui ne le sont pas. Cela implique généralement une allégeance émotionnelle à des abstractions comme la tribu ou la nation, et la défense d’une monoculture contre l’intrusion « des autres ». Le patriotisme se veut vigilant face aux intrus et prédispose ses membres à une surveillance hostile des frontières. Plus ces allégeances sont fortes, plus la frontière est tracée nettement, et plus cela caractérise une société de domination.
Le fascisme ressuscité ?
La tendance historique récente aux réformes positives dans l’éducation des enfants, qui avait entraîné des progrès sociétaux en matière de démocratisation, de justice et de paix, semble s’essouffler. De nouvelles vagues de nationalisme agressif – souvent couplé à un racisme virulent – déferlent sur le Nord global. D’ouest en est, l’Europe et l’Amérique du Nord sont en proie à une résurgence virulente de politiques nationalistes, avec un niveau de radicalité inédit depuis l’avant-guerre.
Cette nouvelle vague de fascisme donne certainement l’impression que la culture de domination s’est réaffirmée. Mais elle n’a pas surgi dans le vide. Quelles en sont les causes actuelles ? Et quels en furent les déclencheurs historiques ? Pour comprendre les phénomènes sociaux, je crois qu’il faut aller au-delà des idéologies. La haine et la peur ne s’apprennent pas dans les livres : nos systèmes nerveux sont conditionnés dès notre plus jeune âge à réagir de manière excessive par la lutte ou la fuite. Les causes neuropsychologiques profondes ne suffisent peut-être pas à tout expliquer, mais c’est le prisme que je privilégierai, car c’est celui que je connais le mieux.
Menaces contre l’identité
Je crois que l’Occident vit actuellement un conflit entre cette culture de domination – identités tribales, nationales et raciales – et une culture de partenariat dont rêvent celles et ceux qui sont prêts à voir s’épanouir une société plus fluide, changeante et multiculturelle. Alors qu’est-ce qui a provoqué l’escalade de ce conflit ?
Depuis longtemps, les migrants et réfugiés venus de régions troublées affluent vers l’Europe occidentale, l’Amérique du Nord, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Les grandes crises historiques ont toujours entraîné de vastes déplacements de population et accéléré les vagues d’émigration. Chaque vague migratoire a généré une période initiale de friction et d’adaptation – rien de nouveau là-dedans.
Mais au cours de la dernière décennie, l’ONU a attesté d’une crise des réfugiés sans précédent. Des gens terrifiés qui fuient pour sauver leur vie, venant principalement du Moyen-Orient, d’Asie centrale, d’Amérique centrale et d’Afrique du Nord. Que ce soit en raison des effets dévastateurs du changement climatique, de répressions politiques, de persécutions religieuses ou de la guerre, d’immenses vagues humaines courent désespérément, au péril de leur vie, espérant survivre et préserver leur dignité.
Même en temps de paix, l’humanité est devenue hypermobile. Avec l’avancée constante de la globalisation, les expatriés du monde entier sont désormais partout. Sur leurs campus, les universités accueillent des étudiants de multiples nationalités. En d’autres termes, le Nord global est méconnaissable par rapport à ce qu’il était il y a seulement quelques décennies.
La religion de nos parents n’a plus la primauté dans nos quartiers. La plupart des capitales sont devenues des melting-pots cosmopolites où l’on parle d’innombrables langues, où chaque place publique est un véritable arc-en-ciel culturel. Si vous avez des enfants, il est probable qu’ils s’uniront avec une personne issue d’un autre milieu ethnique que le vôtre. L’ère de la pureté monoculturelle et de la domination raciale touche à sa fin. Les puristes nationaux doivent sûrement avoir le sentiment que le monde qui leur était familier leur échappe.
Ce pluralisme inédit que nous connaissons aujourd’hui déclenche, chez les plus attachés à leur identité, une réaction immunitaire exacerbée. Le discours suprémaciste ne se contente pas de rejeter la diversité, il traduit une terreur profonde et préverbale d’anéantissement. Entre les lignes des textes suprémacistes se devine une psychologie du tout ou rien où le perdant, comme les victimes passées des colonisateurs occidentaux, serait voué à l’extinction. Pour eux, l’étranger n’apporte pas l’amitié, mais la menace de la défaite.
Nous ne devons pas prendre ces idéologies au pied de la lettre, mais écoutez l’hypervigilance et la suspicion frénétique qui caractérisent le discours suprémaciste. On y retrouve toutes les marques des images qui hantent les survivants de traumatismes infantiles. L’apocalypse dont ils parlent symbolise l’anéantissement émotionnel inscrit dans leur mémoire corporelle, aujourd’hui projeté sur l’étranger. Il a toujours été plus facile de placer le danger à l’extérieur, chez « l’autre », que de reconnaître les trahisons subies de la main de sa propre famille.
Quand la peur devient politique
Peu d’endroits subsistent en Occident où l’on puisse regarder autour de soi et retrouver l’uniformité rassurante de sa tradition, de ses origines et de son mode de vie. C’est ce qui a déclenché le manifeste plutôt affolé du Grand Remplacement – le livre devenu un appel aux armes pour le mouvement suprémaciste blanc.
La théorie dite du Grand Remplacement défendue par l’écrivain français Renaud Camus dans son ouvrage Le grand remplacement : introduction au remplacisme global (2011), affirme que les populations blanches d’origine européenne sont évincées, sur les plans démographique et culturel, par des populations non blanches, à travers une immigration massive et, de façon presque magique, par une baisse orchestrée du taux de natalité des Européens blancs. Tout cela ferait partie d’un sombre complot de mystérieuses élites, obsédées par l’idée de se garantir une main-d’œuvre bon marché, de nouveaux marchés intérieurs, et une base politique élargie parmi des immigrés reconnaissants.
Le ton suprémaciste est évident dans l’extension paranoïaque de l’idée : les Européens autochtones ne seraient pas seulement menacés de perdre leur exclusivité, mais bel et bien voués à l’anéantissement.
Le livre de Camus a visiblement touché une corde sensible puisque ses idées se sont répandues comme une traînée de poudre. Aucune preuve concrète n’était nécessaire : la théorie du remplacement a prospéré par la seule force de son récit et la désignation d’un ennemi taillé à la mesure de l’angoisse identitaire et existentielle de notre époque. Cette panique du remplacement s’est propagée à tous les groupes identitaires blancs de l’Occident, devenant le moteur idéologique de la politique de l’indignation en Europe et aux États-Unis.
Le multiculturalisme a le plus souvent généré dynamisme et prospérité. Mais la culture de la domination y voit sa propre mort. La résurgence fasciste est, en grande partie, une réaction désespérée à la perte d’une suprématie qu’elle sait condamnée à disparaître.
Psychologie profonde de la fixation identitaire
À une époque de plus en plus consciente des traumatismes, nous avons appris à reconnaître que la plupart d’entre nous portons les blessures émotionnelles profondes de nos premières années : ruptures précoces du lien d’attachement, humiliations subies à l’école, punitions infligées par des aînés autoritaires ou abus commis par des adultes perturbés. Ces blessures psychologiques non résolues ont tendance à se politiser et notre estime de soi peut s’ancrer dans des constructions identitaires rigides comme la Patrie, l’Église ou le clan – autant de refuges où retrouver la chaleur d’appartenir à un groupe, une sécurité perdue dans la toute petite enfance.
Les fils et les filles de parents punitifs trouvent un réconfort familier auprès de dirigeants arrogants et charismatiques. Le cercle fermé de l’in-group devient cette nouvelle famille pour laquelle on se battra comme si notre vie en dépendait. Quand l’identification au groupe devient un outil de survie psychologique, nous sommes prêts à tout sacrifier – notre bien-être économique, voire notre vie – pour protéger le drapeau, l’hymne ou notre couleur de peau. Ne sous-estimons jamais la férocité de cette fixation identitaire !
Des décennies de recherche psychologique convergent sur ce point : si vous voulez retrouver les enfants les plus punis, les plus négligés émotionnellement, abusés ou manipulés, regardez d’abord du côté des groupes identitaires violents et politisés. Derrière tout autoritarisme, derrière toute pulsion de domination, se cache un enfant qui hurle, un enfant tourmenté. Le traumatisme collectif non résolu est l’ultime poudrière.
N’oublions pas que le comportement raconte toujours une histoire, et qu’il est dès lors malavisé de juger moralement les personnes nourrissant des sentiments racistes. Quand on se sent honteux, violé, abandonné ou maltraité, c’est là que naît notre besoin de contrôle. Quand on se sent persécuté, menacé ou humilié, c’est là qu’on resserre les rangs. Même si les effets peuvent être terribles, l’impulsion à dominer n’est pas intrinsèquement mauvaise : c’est un mécanisme défensif psychologique fondamental. Une réaction de combat qu’on ne sait plus désactiver.
Bien sûr, la violence obscène et l’autoritarisme du néofascisme sont à condamner et, espérons-le, à endiguer. Mais quand je pense à ce que cela doit être de voir son monde familier encerclé et dissout, je ne peux m’empêcher d’éprouver une certaine compassion. Pour beaucoup en Occident, il semble que leur monde soit en train de mourir – et en un sens, c’est vrai.
Au-delà de l’identité
La plupart des gens ont du mal à s’adapter aux changements rapides. Apprendre à apprécier les écotones – ces lieu où se rencontrent différents écosystèmes – peut demander un long cheminement d’apprentissage et d’adaptation. Interagir avec des personnes issues de milieux de vie radicalement différents est indéniablement enrichissant : cela renforce la viabilité de toute société. Les échanges culturels sont essentiels au bien-être de nos sociétés. Mais cela ne signifie pas que nous puissions apprendre à aimer ce brassage transformateur, à voir s’estomper les contours de nos identités sur la seule injonction moralisatrice de quelque bonne âme.
Pour rendre la guérison et la croissance possibles, il faut d’abord comprendre le pouvoir émotionnel de l’identité. Un environnement diversifié ne peut être stimulant que si nous y venons par choix, sur la base d’un intérêt sain. Il faut un certain niveau de sécurité émotionnelle pour devenir spontanément curieux, aventureux, prêt à relâcher nos défenses et à accepter une image de soi plus dynamique.
En dépit de l’inertie et de la nostalgie, l’humanité continue à se diversifier, irréversiblement. À mesure que nous côtoyons toujours plus de cultures, que nous sommes exposés à toujours plus d’attitudes et de pratiques nouvelles, nous changeons constamment. Nous élargissons spontanément notre répertoire de perspectives et de rites, absorbant les traits des uns et des autres parfois sans même nous en rendre compte. Les vieux stéréotypes nationaux deviennent des reliques, des objets de musée. L’ouverture d’esprit et l’échange culturel progressent à vive allure alors que nous avançons vers un futur culturellement dynamique.
À mesure que l’innovation et la prospérité se déplacent vers l’est et le sud, la nuit tombe sur l’ère de la suprématie occidentale. C’est précisément là que l’on est susceptible de voir ceux qui jusqu’ici gardaient leur racisme pour elles, lever le voile de la civilité. Des figures populistes et charismatiques offrent, pour un temps, un cadre qui légitime la voix du chauvinisme. Paradoxalement, j’y vois la preuve que nous nous sommes déjà largement détachés de la culture de domination et que la culture de partenariat a progressé. L’ardeur actuelle à tenter de récupérer une identité perdue indique à quel point – et à quelle vitesse ! – nous avons avancé vers une civilisation super-hétérogène. Les braises mourantes sont les plus ardentes.
Miser sur notre avenir
Je prends le pari que cette flambée de ferveur identitaire finira par s’éteindre. Pensez à tous les bonds sociétaux qui ont survécu aux résistances les plus acharnées pour devenir la nouvelle norme. Des innovations culturelles qui semblaient scandaleuses dans les années 1960 sont devenues banales dans les années 1980. La plupart d’entre nous sommes déjà habitués à une culture plus fluide et à un monde toujours plus ouvert.
Les nostalgiques blessées livrent une ultime bataille, tandis que la plupart apprennent à accueillir la diversité et la fluidité culturelle. Le contrecoup est temporaire, signe du chemin parcouru. Et à mesure que l’instinct de domination s’apaise, émerge ce que Riane Eisler appelait la société de partenariat : une civilisation nourrie par l’échange entre égaux et la célébration de la diversité.
Comme je l’ai montré dans Parents porteurs de paix : projet éducatif pour un monde sans violence, les progrès réalisés dans le monde entier en matière de réforme éducative permettent le développement de systèmes nerveux moins conditionnés à la défensive (lutte ou fuite) et plus ouverts et curieux. Ce changement est inégal et disparate, mais il progresse dans l’ensemble. Dans les prochaines parties de cette série, je montrerai comment des modes d’éducation non violents et empathiques, ainsi que des approches démocratiques de l’enseignement, favorisent une évolution des civilisations vers plus de justice et de durabilité. Je montrerai également que le mouvement en faveur de la tolérance est immense, passionné et systématiquement plus puissant que la réaction néofasciste. Il y a des signes visibles que la société de partenariat s’installe partout.
Restez à l’écoute pour l’épisode 5 où nous examinerons le deuxième pilier de la société de domination, la manière dont il est peu à peu démantelé, la forme que prend une saine réaction contre ce processus, et ce que cela peut signifier pour les sociétés de partenariat de demain.
Robin Grille*
© R. Grille – 05.2025 / www.robingrille.com
© Adaptation française : Marc-André Cotton
Épisode 1 – Un monde en paix ? Quel monde en paix ?
Épisode 2 – Trois pas en avant, deux pas en arrière
Épisode 3 – De quoi nous parle le changement de paradigme ?
Parents porteurs de paix
Un faisceau de recherches montre aujourd’hui que la prime enfance n’est pas seulement une période sensible du développement physique et psychologique de l’être humain, mais aussi et peut-être surtout une phase au cours de laquelle devrait s’épanouir l’intelligence de nos émotions.
(01/2024)
*Robin Grille est psychologue (BA, Grad Dip Counselling, Dip Int Psych, MAPS) et psychohistorien. Exerçant comme psychothérapeute et formateur en parentalité depuis 30 ans, il est l’auteur de trois ouvrages : Parenting for a Peaceful World, Heart to Heart Parenting, et plus récemment Inner Child Journeys. Né en Uruguay de parents judéo-roumains, Robin vit en Australie où il développe une approche intégrative inspirée par la neuropsycholgie et les enjeux transgénérationnels. Son travail repose sur la convition que l’avenir de l’humanité dépend de notre façon d’accompagner nos enfants (voir son site). Son ouvrage Parents porteurs de paix a été récemment publié aux éditions Le Hêtre Myriadis.
Notes :
[1] Même si je me base surtout sur le modèle de Riane Eisler qui oppose les sociétés dominatrices et coopératives dans son livre The Chalice and the Blade—Our History, Our Future (1988), je ne prétends pas suivre fidèlement son modèle. Comme j’y ajoute mes propres concepts, les identités tribales, nationales et raciales comme pilier de la société dominatrice par exemple, mon article n’est pas forcément une interprétation exacte du travail d’Eisler.