Backlash – Une crise mondiale de l’émergence – Épisode 5


Genre, pouvoir et patriarcat : la fin des vieilles certitudes


par Robin Grille*


Cet article est paru en anglais sur le portail Substack, le 30 juillet 2025.

 

 

 

Résumé : L’humanité traverse une phase de transformation profonde, à la fois périlleuse et précaire. Un nouveau paradigme de civilisation peine à émerger, bouleversant en profondeur notre rapport au vivant et à nous-mêmes. Dans sa série Backlash – une crise mondiale de l’émergence, le psychologue et psychohistorien Robin Grille explore ce basculement fondamental, dont l’issue dépend largement de réformes en faveur d’une éducation respectueuse des enfants. Ce cinquième épisode explore les dynamiques de genre et les codes sexuels sans lesquels la culture de domination ne peut se maintenir, et qui s’érodent aujourd’hui.

 

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De l’Argentine à la Hongrie, des États-Unis aux Pays-Bas, de l’Australie à la Pologne, du Brésil à la France : qu’est-ce qui obsède à ce point la droite radicale contemporaine quand il est question de sexualité ?

À mesure que les sociétés modernes ont progressé en matière de tolérance et d’ouverture, des minorités autrefois opprimées et invisibilisées ont commencé à trouver davantage de sécurité et de confiance pour affirmer leur présence. Le monde s’est vu confronté à de nouvelles règles dans les relations entre les sexes, à des formes inédites de continuité, d’ambiguïté et d’entre-deux non binaires – et, avec elles, à toute une série de dilemmes encore inexplorés. Ce que les cultures autochtones considèrent depuis longtemps comme des expressions naturelles de l’exubérance humaine laisse nos contemporains aux prises avec mille questions épineuses : toilettes, compétitions sportives, bloqueurs de puberté pour mineurs, pronoms genrés, et plus encore. Le sexe et le genre sont en pleine redéfinition : c’est une véritable révolution dans notre compréhension de l’humain. Ce bouleversement s’accompagne inévitablement de turbulences, d’impasses et de fausses pistes. S’adapter à ces changements demande du temps.


Une fièvre anti-woke

Pourtant, s’agissant d’une réalité qui concerne une minorité de personnes, épanouies et intégrées dès lors qu’elles sont acceptées, comment cette thématique a-t-elle pu devenir un tel enjeu politique ? Les sondages montrent que plus de la moitié des électeurs conservateurs américains considèrent le combat contre l’idéologie woke comme très important dans leur choix électoral. De la panique frénétique que le « transgenrisme » envahisse la société, à l’acharnement contre l’intégrité corporelle des femmes, le terme nébuleux woke est désormais utilisé comme une insulte pour tout ce qui menace la suprématie de l’hyper-masculinité. Sur le plan politique, le wokisme est une arme, un mot puissant qui garantit de marquer des points et de susciter l’engouement d’une partie de la population.

Alors, qu’est-ce qui ronge vraiment la droite radicale contemporaine ? Cette fièvre anti-woke bouillonne de désespoir, comme un appel aux armes face à une apocalypse rampante. Nous sommes au XXIᵉ siècle : aux États-Unis, le gouvernement fait reculer les libertés reproductives des femmes, interdit des livres et modifie les programmes scolaires, tandis qu’en Argentine on supprime des protections institutionnelles et juridiques vitales pour les femmes et les communautés LGBTQI+. Des forces profondes et archaïques sont à l’œuvre. Pour comprendre les ressorts de cette flambée de zèle réactionnaire, nous devons regarder au-delà du rationnel. Cette abréaction collective est primitive ; un point névralgique a été touché.

J’ai deux questions. La première : pourquoi en faire toute une histoire ? Pourquoi le sexe se retrouve-t-il soudain au centre des campagnes politiques, comme s’il s’agissait d’une question de sécurité nationale ? Et la deuxième : pourquoi les opportunistes politiques, pseudo-experts médiatiques et influenceurs anti-woke défendent-ils aussi des positions ultra-nationalistes, hostiles à l’immigration, à la diversité et à l’écologie ? Pourquoi le déni du changement climatique et le chauvinisme sont-ils souvent présents dans leurs discours de campagne ? Avez-vous remarqué à quel point ces thématiques sont-elles souvent amalgamées ? Quel est donc le fil conducteur entre l’autoritarisme, le chauvinisme et le patriarcat ?


Patriarcat et rigidité des genres

Pour y voir clair, il nous faut explorer des courants plus profonds de la psychologie collective, de l’anthropologie et de l’épigénétique. Dans mon interprétation personnelle du modèle de la culture de domination de Riane Eisler[1], les dynamiques de genre rigides et les codes sexuels constituent un second pilier essentiel, sans lequel la culture de domination ne peut se maintenir. Éroder ce pilier, c’est faire tomber tout l’édifice. Perdre le contrôle du récit sur le sexe et le genre, c’est pour les élites en place perdre statut et pouvoir. Les patriarcats sont aujourd’hui soumis à une grande pression, ils sont en train d’être démantelés de fond en comble. La culture de domination se défend avec le plus de férocité lorsqu’elle sent sa fin proche. Sa réaction est entrée dans une phase culminante.

Vous n’imaginez pas combien l’histoire s’écrit à partir des rapports entre les sexes. On pourrait même affirmer que la configuration de genre imprime la tonalité de chaque civilisation, et que tout ce qu’elle entreprend s’y aligne. Or, les cultures dominatrices ont toujours été patriarcales.

Dans Parents porteurs de paix : projet éducatif pour un monde sans violence, j’ai esquissé un vaste panorama d’études anthropologiques comparées et d’analyses psychohistoriques de sociétés à travers les âges et les continents. En Asie, au Moyen-Orient, dans les Amériques et en Europe, les grandes civilisations de l’Antiquité ont été bâties sur la répression patriarcale des femmes et une cruauté choquante envers les enfants. En suivant les siècles, du Moyen Âge à la modernité, j’ai retracé l’histoire de plusieurs sociétés qui conservent des structures familiales autoritaires et patriarcales traditionnelles – un trait particulièrement marqué là où la religion fondamentaliste exerce une influence politique. Le schéma est clair : l’autoritarisme à la maison mène à l’autoritarisme au gouvernement. Dans presque toutes les civilisations, anciennes ou récentes – à quelques exceptions notables dont je parlerai plus loin – les hommes ont été systématiquement conditionnés à dominer, dans leur foyer comme dans la sphère publique.

Bien sûr, aucun patriarcat ne ressemble exactement à un autre, et certains se sont révélés bien moins prononcés. Imaginez une échelle graduée : plus une culture est patriarcale et hiérarchisée, plus elle tendra vers la violence et la guerre. En réalité, la stratification patriarcale, la rigidité des rôles de genre et la répression des mœurs sexuelles sont probablement les meilleurs prédicteurs de la propension d’une société à l’autoritarisme et au conflit armé.

Si le patriarcat va de pair avec la violence, c’est parce que tout système hiérarchisé fondé sur la domination impose une forme de répression. Les dominants disent : « Fais ce qu’on te dit ! » – ce qui n’a de sens que si un « Ou sinon ! » est au moins sous-entendu. Toute relation de pouvoir implique in fine une version de la violence ou de la manipulation. Cela ne peut qu’alimenter l’hostilité, qu’il s’agisse d’un ressentiment latent ou d’une réaction manifeste. La domination structurelle commence par la domination des enfants, un modèle basé sur la punition et la récompense qui les prépare à une société hiérarchisée. C’est ainsi que nous avons toujours forgé des sociétés gouvernées par des élites tyranniques et des modèles héroïques de leadership.


Sexe et géopolitique

La présomption de domination s’étend au-delà des relations humaines. Ce n’est pas un hasard si les dirigeants machistes d’aujourd’hui affichent des attitudes d’exploitation désinvolte envers l’environnement. Faites le tour des politiciens anti-woke de notre époque – notamment Bolsonaro, Trump, Orbán, Milei, Farage, Merz et consorts – et vous noterez qu’ils partagent tous le déni climatique et une défense acharnée du forage, de la combustion et de la marchandisation illimitée de la nature. Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi le patriarcat et l’anti-environnementalisme se recoupent-ils si souvent ? Il est exceptionnellement rare de trouver une attitude respectueuse et réciproque envers la nature dans des cultures sexuellement rigides. La répression de masse oriente les attitudes dominantes vers un instinct d’exploitation et de marchandisation des écosystèmes – sans rien donner en retour. La domination engendre le sentiment d’avoir des droits sur tout. Dans une pyramide, l’élite s’octroie un accès privilégié aux ressources, qu’il s’agisse de ses domestiques ou de Mère Nature, avec Dieu pour caution. Le patriarcat ne demande pas, il prend.

Au-delà de la domination masculine, un autre facteur caractérise le patriarcat : l’extrême rigidité des rôles et des mœurs. Des règles sociales strictes enferment la masculinité et la féminité dans des attentes codifiées, avec honte et punitions réservées à celles et ceux qui dépassent les lignes. Non seulement l’on vous prescrit qui aimer, mais aussi ce qui est permis dans l’intimité. Cela implique généralement l’homophobie, mais surtout une aversion viscérale pour les entre-deux et les ambiguïtés.

Pas étonnant que les plus grands bellicistes et bâtisseurs d’empires de l’histoire soient issus des cultures les plus patriarcales. Les cultures de domination ne se contentent pas de rendre la vie difficile à celles et ceux qui n’occupent pas le sommet de la pyramide. Elles sont de dangereux voisins. Essayez l’exercice : lorsqu’une nation un pays limitrophe, exporte la guerre et écrase la dissidence intérieure – observez ses attitudes culturelles envers les dynamiques de genre et la diversité sexuelle.

Le sexe est géopolitique. Montrez-moi une société profondément patriarcale, et je parierai qu’elle exporte la guerre, pratique l’extractivisme sans scrupule et adopte des politiques autoritaires. Mais le revers de l’équation soulève une question intrigante. Que se passe-t-il lorsque l’on avance vers un équilibre institutionnel entre les sexes et la protection de l’expression libre des orientations et identités sexuelles ? En sommes-nous capables ? Des sociétés égalitaires existent-elles ? Restez avec moi – je vous en parle un peu plus loin !


L’équilibre des genres, une recette pour la paix

La nature humaine nous enferme-t-elle à jamais dans un ordre social gouverné par la force brute ? Ou sommes-nous capables d’autre chose ? Les archéologues exhument sans cesse de nouvelles preuves de la diversité foisonnante des sociétés humaines, et les vestiges de civilisations sophistiquées, égalitaires et totalement dépourvues de guerre s’accumulent. Ces sociétés anciennes et égalitaires ont prospéré des siècles durant sans classes privilégiées ni aristocratie, avec des femmes occupant toutes sortes de positions d’autorité. Ce qu’elles connaissaient, c’était un équilibre des pouvoirs entre les sexes, plutôt que la domination de l’un sur l’autre. Et chose notable, elles n’ont laissé derrière elles ni fortifications ni armements. Elles vivaient à l’abri de la guerre et commerçaient pacifiquement avec leurs voisins. Des anthropologues comme Riane Eisler (The Chalice and the Blade—Our History, Our Future, 1988), ou David Graeber et David Wengrow (Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, 2021) en donnent de nombreux exemples : Çatal Höyük, dans l’actuelle Turquie ; Harappa en Asie centrale ; Teotihuacan dans l’actuel Mexique ; ou encore la civilisation minoenne en Crète – pour n’en citer que quelques-uns. Et cette liste s’allonge à mesure que les fouilles se poursuivent.

Tout porte à croire qu’un équilibre des genres dans la vie publique, et l’acceptation de l’arc-en-ciel des sexualités humaines, ont historiquement constitué une recette pour la paix, la démocratie et une relation durable et réciproque à l’environnement. À de nombreuses reprises dans l’histoire, l’humanité s’est montrée capable de créer et de maintenir un ordre social égalitaire. Bien sûr, l’histoire ne prédit pas l’avenir, mais elle nous donne des indices. Et rien ne dit que nous ayons perdu ce potentiel. Aujourd’hui par exemple, les nations scandinaves sont les plus égalitaires en matière de genre et les plus démocratiques. Et, sans surprise, elles connaissent les taux de criminalité violente les plus bas et sont à la pointe des initiatives en matière de développement durable. Ce n’est pas une simple coïncidence heureuse : il y a un lien de cause à effet. D’ailleurs, l’égalitarisme et la relation réciproque avec la nature sont au cœur et à l’esprit des cultures du partenariat, comme le décrit encore Riane Eisler. Et les preuves sont claires : ce n’est pas un rêve chimérique.

La réaction conservatrice est précisément une réponse à un changement irréversible qui se déploie à l’échelle mondiale, prolongeant la révolution sexuelle des années 1960 et transformant nos sociétés d’une manière que ses pionniers n’avaient pas imaginée. Si les changements semblent frustrants de lenteur ou fragmentaires à l’échelle d’une vie, ils sont néanmoins rapides dans le temps long de l’histoire. Nous sommes entrés dans une phase dynamique de bouleversements des relations entre les sexes, d’effondrement des stéréotypes et d’assouplissement des définitions. Le mariage pour tous (dans 38 pays et plus à ce jour), la parentalité homosexuelle et l’émergence d’une communauté non binaire croissante ne sont que quelques exemples de cette redécouverte fondamentale de qui nous sommes. Les vieilles politiques sexuelles prévisibles s’effritent sous nos yeux – et une nouvelle audace à dénoncer les abus y contribue largement. Les sociétés modernes sont en pleine mutation. Cela peut être libérateur et exaltant pour certains, mais totalement désorientant pour d’autres. C’est la nature du changement : il demande du temps, et nous n’avançons pas tous au même rythme.


De nouvelles normes sociales

Quand un ordre établi sent qu’il perd sa position dominante, il riposte. La réaction conservatrice ne s’embarrasse pas de changements marginaux. Elle explose avec fureur lorsque les transformations sociales deviennent assez larges pour menacer le statu quo. Les résultats peuvent être terrifiants, mais, paradoxalement, ce retour de flamme lui-même confirme la puissance de la transformation sociale en cours. Cette récente explosion de fanatisme en Occident pourrait bien être le dernier cri de guerre d’une vieille garde.

Aux États-Unis, le backlash s’est cristallisé avec la politisation du fondamentalisme chrétien sous l’ère Reagan. La Droite chrétienne commença par s’attaquer à l’autonomie corporelle des femmes, avec un succès limité au départ. Mais au fil des décennies, son aile politique la plus radicale a rapidement grandi pour devenir un lobby redoutable, doté d’un trésor de guerre colossal. Ne parvenant pas à s’imposer chez eux alors que le mariage pour tous gagnait du terrain, des groupes évangéliques frustrés se sont tournés vers l’Afrique, y injectant des dizaines de millions de dollars pour répandre l’homophobie et s’attaquer aux droits reproductifs. Leur coup de maître fut de convaincre l’Ouganda de renoncer à ses traditions de tolérance et de criminaliser l’homosexualité.

Plus récemment, en canalisant leur puissance à travers Trump et le mouvement MAGA, les conservateurs ont réussi à restreindre le droit à l’avortement et à effacer juridiquement l’existence des personnes trans. Pour l’instant, ce sont là des victoires écrasantes pour la culture de domination.

Mais je ne crois pas que le backlash l’emportera. Chaque avancée sociale se heurte à une réaction négative dès qu’elle franchit un seuil significatif. Pendant un temps, le conflit est vif. Puis l’avancée devient la nouvelle norme, et les changements qu’elle a entraînés paraissent aller de soi. Voici un exercice intéressant : pensez à toutes ces façons de vivre que nous tenons pour acquises aujourd’hui, mais qui auraient profondément troublé vos arrière-grands-parents !

À mesure que ce deuxième pilier de la culture de domination s’effrite, nous nous rapprochons de la possibilité de cultures du partenariat. Avant d’explorer les signes étonnants de leur émergence à travers le monde, arrêtons-nous sur le troisième et dernier pilier de la culture de domination, sur les forces qui l’ébranlent et sur la manière dont ses partisans tentent de s’y accrocher. Voir vaciller ces trois piliers nous aide à mieux saisir l’ampleur du changement de paradigme qui transforme notre civilisation. Rendez-vous donc pour l’épisode 6 de cette série Backlash – Une crise mondiale de l’émergence.

Robin Grille*

 

Épisode 1 – Un monde en paix ? Quel monde en paix ?

Épisode 2 – Trois pas en avant, deux pas en arrière

Épisode 3 – De quoi nous parle le changement de paradigme ?

Épisode 4 – Menaces sur les identités tribales et nationales

 

En savoir plus

Parents porteurs de paix
Un faisceau de recherches montre aujourd’hui que la prime enfance n’est pas seulement une période sensible du développement physique et psychologique de l’être humain, mais aussi et peut-être surtout une phase au cours de laquelle devrait s’épanouir l’intelligence de nos émotions.
(01/2024)

 

*Robin Grille est psychologue (BA, Grad Dip Counselling, Dip Int Psych, MAPS) et psychohistorien. Exerçant comme psychothérapeute et formateur en parentalité depuis 30 ans, il est l’auteur de trois ouvrages : Parenting for a Peaceful World, Heart to Heart Parenting, et plus récemment Inner Child Journeys. Né en Uruguay de parents judéo-roumains, Robin vit en Australie où il développe une approche intégrative inspirée par la neuropsycholgie et les enjeux transgénérationnels. Son travail repose sur la convition que l’avenir de l’humanité dépend de notre façon d’accompagner nos enfants (voir son site). Son ouvrage Parents porteurs de paix a été récemment publié aux éditions Le Hêtre Myriadis.

 


Note :

[1] Même si je me base surtout sur le modèle de Riane Eisler qui oppose les sociétés dominatrices et coopératives dans son livre The Chalice and the Blade—Our History, Our Future (1988), je ne prétends pas suivre fidèlement son modèle. Comme j’y ajoute mes propres concepts, les identités tribales, nationales et raciales comme pilier de la société dominatrice par exemple, mon article n’est pas forcément une interprétation exacte du travail d’Eisler.