Backlash – Une crise mondiale de l’émergence – Épisode 3


De quoi nous parle le changement de paradigme ?


par Robin Grille*


Cet article est paru en anglais sur le portail Substack, le 14 avril 2025.

 

 

 

Résumé : L’humanité traverse une phase de transformation profonde, à la fois périlleuse et précaire. Un nouveau paradigme de civilisation peine à émerger, bouleversant en profondeur notre rapport au vivant et à nous-mêmes. Dans sa série Backlash – une crise mondiale de l’émergence, le psychologue et psychohistorien Robin Grille explore ce basculement fondamental, dont l’issue dépend largement de réformes en faveur d’une éducation respectueuse des enfants. Ce troisième épisode nous parle d’une grand changement de paradigme qui nous fera passer d’un modèle ancré dans la domination à une civilisation fondée sur le partenariat.

 

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Vu l’ampleur des bouleversements que nous traversons, il n’est pas surprenant que nos sociétés soient sous tension. Les anciennes manières de faire s’accrochent désespérément face à l’émergence du nouveau. Mais que veut-on dire exactement par là ? Prenons un instant pour expliquer simplement la matrice à travers laquelle je tente de comprendre l’évolution sociale.

Dans cette série, je vais évoquer trois piliers fondamentaux de la civilisation de type « domination » qui prévaut depuis environ dix mille ans. Ces piliers représentent les systèmes de fonctionnement centraux de la majorité des sociétés agricoles et industrialisées. Et je vais montrer comment, l’un après l’autre, ces piliers sont en train de s’effondrer, ouvrant la voie à des structures de plus en plus orientées vers le partenariat.

Mais d’abord, qu’est-ce qu’une civilisation de type domination ? Et pourquoi est-ce important ? Je m’appuie ici sur le modèle proposé par l’anthropologue Riane Eisler dans son ouvrage The Chalice and the Blade—Our History, Our Future (1988). Ses recherches ont mis en lumière les dynamiques de pouvoir qui permettent de classer les sociétés en deux grandes catégories : celles qui fonctionnent sur la base de la domination, et celles qui s’orientent vers le partenariat.

Les premières sont structurées autour de hiérarchies de pouvoir bien définies, avec une élite privilégiée au sommet. Sur le plan culturel et pratique, elles tendent à adopter un rapport d’exploitation et d’extraction vis-à-vis de leur environnement. De la même manière que nous cherchons à dominer nos semblables, nous nous croyons autorisés à dominer la Terre.

Les sociétés dominatrices sont presque toujours patriarcales, marquées par des rôles de genre rigides et des mœurs sexuelles répressives. Elles valorisent la compétition et la domination. Comme je l’ai montré dans mon livre Parenting for a Peaceful World, plus une société adopte ce style de domination, plus elle est belliqueuse, plus ses sanctions sont sévères et plus sa politique étrangère est agressive.

Dans ce même livre, j’ai également expliqué que les sociétés dominatrices sont rendues possibles par des pratiques éducatives rigides et des approches autoritaires de l’enseignement. L’état d’esprit collectif propre aux sociétés dominatrices – un leadership de type alpha et des masses soumises – se forme dès l’enfance. La politique trouve ses racines dans la neuropsychologie du développement. Ce sont les modes d’éducation des enfants qui forgent le cours de l’histoire.

À l’inverse, les sociétés coopératives privilégient des dynamiques horizontales et des formes de gouvernance plus démocratiques. Elles valorisent une approche plus fluide du leadership et des rôles de genre. Ces sociétés se perçoivent comme étant en relation réciproque avec leurs écosystèmes. Les cultures qui donnent naissance à des sociétés coopératives s’appuient sur des pratiques éducatives plus démocratiques, empathiques et bienveillantes.

Ces deux formes de civilisation ne sont pas binaires, elles se situent plutôt sur un continuum, avec de nombreuses zones grises entre les deux. C’est une question de degré, et l’évolution sociale avance graduellement d’un modèle de domination vers un modèle de partenariat (même si, comme nous le voyons aujourd’hui, il peut aussi y avoir des reculs – comme dans tout processus évolutif, il y a des pas en avant et des pas en arrière).

Alors, si l’on imagine une échelle allant du modèle « dominateur » au modèle « coopératif », où nous situons-nous en 2025 ? Vous pourriez penser que notre civilisation high-tech, avec sa mainmise des entreprises sur les gouvernements et son pillage écologique, tend clairement vers le modèle dominateur. Mais regardons cela de plus près. La culture dominatrice est toujours bien présente – moins par la violence brute qu’autrefois, et davantage par la manipulation médiatique. Aujourd’hui, l’ascension au pouvoir passe moins par le sang que par la séduction psychologique. Des discours enjôleurs, des promesses et des slogans prennent le relais des poings et des fusils.

Avec quelques exceptions notables, le dominateur moderne cherche à être admiré plutôt que craint. Je crois que notre stade actuel d’évolution sociale est un système hybride dans lequel les styles dominants et coopératifs coexistent, bien que difficilement. Pour simplifier, on pourrait dire que nous sommes à peu près à mi-chemin sur cette échelle.

Néanmoins, les avancées démocratiques progressives des deux derniers siècles ont marqué une rupture avec les formes les plus grossières de l’autoritarisme, comme le droit divin des rois et empereurs ou la répression brutale des dissidents. Une majorité de sociétés ont progressé – parfois lentement, parfois par bonds – vers des formes plus coopératives.

Pendant des décennies, une véritable révolution des droits humains semblait gagner du terrain, notamment dans la seconde moitié du XXe siècle. Les perspectives étaient encourageantes. Et puis, avec le nouveau millénaire, tout semble s’être déréglé et faire place à un douloureux retour de flamme.

Nous sommes entrés dans une période de régression, marquée par des niveaux insensés d’inégalités économiques, une perte de confiance dans les institutions, la reprise des guerres territoriales et des menaces environnementales incontrôlées. Après les chocs successifs du Covid, des conflits sanglants et du chaos politique (notamment aux États-Unis), les gens sont émotionnellement épuisés, démoralisés, désabusés. Et ce n’est pas fini, pas encore.

J’ai moi-même traversé des moments de profond découragement. Presque tous les gens à qui je parle ressentent la même chose. Pour la première fois en plus de trente ans de pratique de la psychothérapie, j’ai vu des patients pleurer non pas pour leurs souffrances personnelles, mais en raison de l’état du monde et de leur peur croissante d’un avenir apocalyptique. La thérapie elle-même devient une question politique. Quand tout semble si sombre, il devient urgent de savoir comment sortir de ce labyrinthe. Nous avons besoin d’une carte. Une carte qui nous montre comment nous en sommes arrivés là, et comment avancer vers un monde d’un type nouveau. Notre découragement et notre désorientation viennent en grande partie de l’absence d’une bonne carte, d’un récit unificateur fondé sur la science plutôt que sur des échappatoires illusoires.

Cette carte, je veux vous la proposer dans cette série. Simple, solide, enracinée dans la science, pas dans l’illusion. Une carte qui nous guide et nous redonne foi, comme en ont eu besoin nos ancêtres dans les périodes sombres. Et pour qu’elle soit utile, cette carte doit aussi nous montrer ce qui fonctionne, là où les progrès se manifestent.

Quand j’observe une institution ou une structure sociale à travers cette grille de lecture inspirée de Riane Eisler, je me demande : « Est-elle plutôt dominatrice ou plutôt basée sur le partenariat ? » Tout devient alors beaucoup plus clair. J’utilise ce prisme socio-évolutif comme un outil pour évaluer les mouvements sociaux. Les organisations orientées vers des relations de type partenariat — c’est-à-dire démocratiques, réciproques, avec des modèles de leadership flexibles et responsables — nous éloignent progressivement de la violence. Et je trouve cela indéniablement souhaitable. C’est ce futur que je désire profondément — et vous ? Les innovations technologiques qui émergent d’une attitude de réciprocité, qui demandent à la Terre ce dont elle a besoin au lieu de simplement l’exploiter, sont à mes yeux garantes de notre survie, de notre régénération et de notre prospérité. Tout au long de cette série, chaque structure, institution ou organisation sera analysée selon cette matrice domination/partenariat — et je vous invite à le faire avec moi. Je parie que plus vous utiliserez ce prisme, moins vous serez troublés par le va-et-vient des figures politiques. Garder les yeux rivés sur les actualités ou les drames politiques du moment offre une perspective trop étroite pour comprendre la profondeur des grandes forces qui traversent l’évolution sociale.

Alors permettez-moi de commencer ainsi : je crois que trois piliers de la civilisation de type dominatrice subsistent encore. Et chacun de ces piliers commence à s’effondrer. Avec prudence, je dirais que la vue est magnifique de l’autre côté — mais pour l’instant, nous traversons une phase périlleuse d’incertitude, de désordre et de volatilité. L’ordre hiérarchique établi, si familier et devenu invisible tant il nous paraît normal, est aujourd’hui en danger de mort. Il le sent, et il se bat pour sa survie.

Quels sont ces piliers essentiels des civilisations dominatrices ? Chacune des trois prochaines parties de cette série abordera l’un de ces piliers, et comment il est en train de s’effondrer – à savoir pierre par pierre. J’y parlerai des forces d’évolution sociale qui sapent ces piliers, et de la manière dont cela explique le retour de flamme actuel.

Et après, que pourrait-il se passer ? Dans les dernières parties de cette série, je dresserai une liste de changements sociétaux, culturels et économiques majeurs qui constituent de véritables changements de paradigme. Ces transformations prennent de l’ampleur à travers le monde, mais sans surprise, elles sont largement ignorées.

La conclusion portera sur l’impact possible de ces mutations sur nos vies, et je proposerai des manières concrètes et porteuses de sens pour chacun d’entre nous de participer à cette vaste transition socio-évolutive — si le cœur vous en dit. S’engager est le meilleur remède contre la dépression et l’amertume : savoir ce qui avance et ce qui fonctionne nous donne du courage. Nous verrons comment nous pouvons contribuer, chacun à notre manière, à la transition vers une civilisation fondée sur le partenariat. Cela ne passera pas forcément par des manifestations, s’attacher à un arbre ou distribuer des tracts — même si toutes ces méthodes sont valables ! — mais j’y reviendrai.

Je veux définir ici un élan profond de régénération sociale, qui transforme les fondements mêmes de nos sociétés. Un élan incompatible avec l’autoritarisme, les replis identitaires ou le pillage des ressources. Si nous franchissons cette phase de résistance, je crois qu’un monde plus équilibré, plus juste, plus vivant est possible : une économie prospère, des démocraties plus actives, et une relation renouvelée à la Terre vivante.

Rendez-vous pour l’épisode 4, où nous parlerons des politiques identitaires (tribalisme, nationalisme), premier des trois piliers structurels des sociétés dominatrices. Pourquoi le patriarcat est-il en guerre contre la diversité ? La diversité peut-elle être stoppée ? Le retour de flamme peut-il l’emporter ?

Robin Grille*

 

Épisode 1 – Un monde en paix ? Quel monde en paix ?

Épisode 2 – Trois pas en avant, deux pas en arrière

 

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Parents porteurs de paix
Un faisceau de recherches montre aujourd’hui que la prime enfance n’est pas seulement une période sensible du développement physique et psychologique de l’être humain, mais aussi et peut-être surtout une phase au cours de laquelle devrait s’épanouir l’intelligence de nos émotions.
(01/2024)

 

*Robin Grille est psychologue (BA, Grad Dip Counselling, Dip Int Psych, MAPS) et psychohistorien. Exerçant comme psychothérapeute et formateur en parentalité depuis 30 ans, il est l’auteur de trois ouvrages : Parenting for a Peaceful World, Heart to Heart Parenting, et plus récemment Inner Child Journeys. Né en Uruguay de parents judéo-roumains, Robin vit en Australie où il développe une approche intégrative inspirée par la neuropsycholgie et les enjeux transgénérationnels. Son travail repose sur la convition que l’avenir de l’humanité dépend de notre façon d’accompagner nos enfants (voir son site). Son ouvrage Parents porteurs de paix a été récemment publié aux éditions Le Hêtre Myriadis.