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Les traditions d’emmaillotage : interpellons nos héritages !

par Marc-André Cotton

Cet article est paru dans la revue PEPS No 29 (été 2020)
Pour consulter le premier volet de cet article, cliquez ici.


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Résumé : Parmi d’autres techniques de façonnage du corps de l’enfant, l’emmaillotage est encore populaire dans différentes cultures traditionnelles contemporaines. L’intérêt qu’il suscite aujourd’hui chez certains jeunes parents dans les pays occidentaux mérite d’être regardé à la lumière des croyances dont nous sommes légataires. Afin de rester attentifs aux besoins de l’enfant.


Les soins et rituels prodigués à l’enfant dans les tout premiers mois de sa vie sont chargés d’une histoire, propre à chaque tradition et souvent ignorée. Pour connaître les joies d’un parentage proximal[1], il s’avère nécessaire de s’interroger sur ces gestes dont nous portons l’héritage, et sur les idées reçues qui troublent notre rapport aux tout-petits. Espace d’échange et de reconnaissance, le couple parental peut être le lieu de ce travail de conscience, à une époque où le multiculturalisme s’invite dans les foyers.


De la France rurale...

Un précédent article a montré que les pratiques d’emmaillotage des nourrissons étaient largement répandues dans l’Occident chrétien, notamment sous l’impulsion de traditions gréco-romaines[2]. Dans la France de l’immédiate après-guerre, les bébés nés en maternité subissaient une succession de soins expéditifs, hors de la vue des mères, avant d’être sanglés dans un maillot les ligotant des aisselles jusqu’aux pieds. « Le lange était si serré, écrivait une jeune stagiaire à la clinique Beaudelocque de Paris, que l’on devait pouvoir soulever tout l’enfant par l’index introduit au repli du lange, sans que rien ne se défasse[3]. » Dans les campagnes françaises des années 1950, d’après une étude publiée à l’époque par la revue Enfance, l’emmaillotage se prolongeait en moyenne pendant deux mois et demi – jusqu’à un an la nuit[4]. Les couches jetables et les brassières de coton, bien plus pratiques, finirent par rendre le maillot inutile, mais les stigmates de ces mauvais traitements subsistent dans les lignées familiales.

Incidemment, une voisine née en 1938, en Pays de la Loire, m’a confirmé la prévalence de cet usage lors d’une conversation. Issue d’une famille de paysans aisés, elle se souvient avoir vu trois jeunes frères et sœurs emmaillotés – tout comme elle – dès leur naissance, survenue après la guerre, et jusqu’à deux ou trois mois. « Maman travaillait aux champs et nous laissait ainsi attachés au début de sa rangée de légumes, précisa-t-elle. On pouvait crier tout ce qu’on voulait, ça ne changeait rien ! [5] » Ma voisine souffre des séquelles d’un accident cardio-vasculaire qui la privent de l’usage du bras droit, toujours crispé le long de son corps, et rendent sa marche laborieuse. En la voyant ainsi handicapée, je ne puis m’empêcher de penser que son corps manifeste aujourd’hui le martyre de son emmaillotage. Et dans l’empreinte de cette mémoire traumatique, comment a-t-elle materné ses propres enfants ?



Fig. 1 : Emmaillotage traditionnel en Algérie : trop « mou », le bébé risquerait de cesser d’être humain. (Bébés du monde, 1998)


...aux campagnes albanaises

Dans les années 1930, deux psychologues autrichiennes s’intéressèrent aux effets de l’emmaillotage traditionnel sur un groupe de jeunes enfants albanais. Dans cette région des Balkans longtemps occupée par les Ottomans, son usage pouvait se prolonger jusqu’à un an et permettait d’isoler les bébés dans un petit berceau de bois, que l’on se contentait de remuer violemment lorsque le poupon se mettait à pleurer. Soulignant les effets d’un manque d’interactions sur leur développement psychomoteur, les auteures écrivaient : « Ces enfants ne sont pas capables d’attraper le jouet qu’ils veulent saisir. Leurs mains se déplacent autour de l’objet […][6]. » Ils se montraient par ailleurs timides à l’extrême, une fillette de deux ans n’acceptant de recevoir un bibelot que de sa mère.

La rupture du lien maternel, provoqué par le rituel de l’emmaillotage et le confinement du nourrisson, autorisait aussi d’exiger que l’accouchée reprenne sans tarder ses tâches courantes. Dans cette société dont le nationalisme revivifiait les traditions patriarcales, certains pères suivaient alors l’ancienne coutume de la « couvade » – une pratique consistant, pour l’époux, à singer l’épuisement consécutif à l’accouchement en restant alité et en implorant des soins. Outre d’occasionner à leur femme un surcroît de travail considérable, ce comportement contribuait à détourner davantage le bébé de sa mère, puisque son géniteur dirigeait vers lui-même l’attention dont l’enfant avait besoin[7]. Là encore, quelles traces leurs descendants ont-ils gardé de ce rapport coutumier à la venue d’une nouvelle vie ?


Influences coloniales

Sur l’île de la Réunion, département français dont la population résulte du métissage d’individus originaires de multiples aires géographiques, les pratiques d’emmaillotage en usage dans la première moitié du XXe siècle se rapprochaient de celles qui existaient jadis dans l’ancienne France. Avec d’autres rituels comme le façonnage du visage et le bandage du tronc, le pagne dont se servaient les mères réunionnaises pour empaqueter l’enfant avait alors pour fonction de « durcir » le bébé et de faciliter le travail aux champs. Certaines de ces coutumes traditionnelles perdurent pourtant, dans l’intimité des familles, associées à une forme de revendication identitaire.

Une anthropologue et ethnocinéaste écrit ainsi : « Pour la plupart d’entre elles, le bébé naît inachevé, il convient de le finir, de l’humaniser, faute de quoi il risquerait de tomber malade, de ne pas se développer normalement[8]. » Avant même d’être mis au sein, le nourrisson doit être purgé des selles contenues dans ses intestins, le méconium – ou tanbav en créole – étant considéré comme un résidu maternel nuisible à l’enfant. L’administration d’un purgatif reste encore le premier acte de « durcissement » du bébé, le début d’un processus de séparation supposé lui permettre d’affronter les difficultés de la vie. Mais quelle mémoire l’enfant conservera-t-il de ce regard sur lui ?



Fig. 2 : Au Yémen, sourcils et paupières sont soulignés de khôl afin de repousser les esprits malfaisants. (Bébés du monde, 1998)


Emprise grand-maternelle

De ces quelques exemples, on déduit bien comment le maternage peut être « projectif » par loyauté à certaines convictions héritées des générations précédentes – un maternage qui n’est dès lors pas en phase avec la nature de l’enfant, mais veut d’abord répondre aux anxiétés de ses parents, voire de ses grands-parents. En Bolivie, dans les quartiers populaires de grandes villes comme La Paz ou Potosí, les pratiques d’emmaillotage – ou faja en langue quechua – sont encore répandues[9]. Les grand-mères se montrent particulièrement dirigistes sur la façon de procéder et empêchent les accouchées de nourrir leur bébé avec le premier lait, le colostrum indispensable à l’immunisation du nouveau-né – ce qui rend les enfants plus fragiles.

Paradoxalement, l’obligation traditionnelle d’envelopper le nourrisson andin jour et nuit, pendant les trois premiers mois de sa vie, a pour fonction supposée d’accroître sa puissance musculaire et sa résistance à la maladie – y compris celle de « l’âme » attribuée aux esprits malfaisants. Même devant l’évidence que d’autres enfants se portent mieux sans avoir été emmaillotés, les mères favorables à cet usage invoquent les injonctions maternelles : « Nos mamans nous ont toujours dit : “La faja évite le mal de dos !” » Ou encore : « Si tu n’emmaillotes pas ton fils, il ne pourra même pas travailler aux champs. C’est un fils comme ça que tu veux[10] ? »


Mettre en cause nos parents intériorisés

Ces formes d’ingérence peuvent être d’autant plus difficiles à mettre en cause que les anciens invoquent l’influence de forces invisibles, dont la malice ne saurait être évitée sans un recours aux rituels traditionnels. Dans ces cultures encore marquées par l’animisme, les injonctions parentales sont intériorisées par le biais de croyances qui donnent forme aux terreurs jadis refoulées dans le rapport éducatif. Au Yémen, des amulettes pendent au cou du bébé – des colliers faits de morceaux de plumes, d’ambre et de pierres semi-précieuses. En Algérie, dents et griffes animales sont censées mordre ou percer le « mauvais œil » pour protéger l’enfant. Dans les campagnes afghanes, l’on cerne ses yeux de suie ou de khôl par peur des puissances maléfiques[11].

En Kabylie, la mère traditionnelle d’avant-guerre enveloppait son bébé des épaules jusqu’aux chevilles, puis maintenait l’ensemble avec des bandelettes. Elle le soulevait alors par les pieds, la tête en bas, le secouait pour que son sang circule et le lançait en l’air. Des prescriptions accompagnaient l’emmaillotage : « Je bannis de toi les taches de rousseur, les tares, les pleurs, les besoins naturels et les urines de la nuit. Aime tes oncles paternels et maternels. Ne renie pas ton origine[12]. » Une telle emprise sur la vitalité de l’enfant garantissait sa soumission aux règles de la communauté sur plusieurs générations.



Fig. 3 : Un père afghan avec son nourrisson : l’emmaillotage donnerait à l’enfant une « force » le préparant à devenir adulte. (Bébés du monde, 1998)

Favoriser le dialogue

Un demi-siècle plus tard, reproduisant l’ancienne pratique du maillot, des mères algéroises invoquent toujours l’idée que le squelette du nouveau-né serait mou et fragile, que ses mains libres lui feraient peur. Et cela bien que les résultats aux tests de structuration du schéma corporel et d’organisation spatiale d’écoliers n’ayant pas été emmaillotés se soient révélés supérieurs, d’après une étude[13].

La persistance de schémas de comportement traditionnels préjudiciables à l’épanouissement de l’enfant montre l’importance de questionner sans retenue nos héritages. Dans le monde d’aujourd’hui, où les parents ne partagent pas toujours les mêmes antécédents culturels, cette quête de sens peut fournir l’occasion d’un dialogue entre partenaires. Quels gestes de maternage t’ont été prodigués ? Quels messages penses-tu avoir intériorisés ? Et quelle était la place du père ? La seule présence d’un bébé que l’on souhaiterait voir grandir dans le respect de sa nature profonde nous montre alors le chemin d’une connaissance de soi-même et de l’autre.

Marc-André Cotton

© M.A. Cotton – 07.2020 / www.regardconscient.net


Notes :

[1] Le parentage proximal – attachment parenting en anglais – désigne un ensemble de pratiques de soin au nourrisson favorisant le lien d’attachement entre l’enfant et ses parents, notamment un accouchement le plus physiologique possible, le contact peau-à-peau, l’allaitement à la demande, le co-dodo ou encore le portage.

[2] Lire Marc-André Cotton, « L’emmaillotage des bébés, une survivance problématique », PEPS No 28, printemps 2020, https://regardconscient.net/archi20/2003peps28.html.

[3] Suzanne Saint-Anne Dargessies, Recherches néonatales (1941-1986), L’Harmattan, 2002, p. 59.

[4] Pierette Rossi-Brochay, « Parents et nourrissons en milieu rural », in Enfance, tome 10, No 4, 1957, p. 488, https://doi.org/10.3406/enfan.1957.1572.

[5] Interview de Marie-Odile Planchais, 02.01.2020.

[6] Lotte Danzinger et Liselotte Frankl, « Zum Problem der Funktionsreifung : erster Bericht über Entwicklungsprüfungen an albanischen Kindern », Zeitschrift für Kinderforschung, 1934, Bd. 43, Heft 3, p. 229.

[7] Lire Albert Doja, Naître et grandir chez les Albanais : la construction culturelle de la personne, L’Harmattan, 2000, pp. 78-94, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00406333. La pratique de la couvade fut aussi attestée dans différentes cultures européennes, en Béarn et au Pays basque par exemple, où le mari prenait le lit et se faisait soigner à la place de l’accouchée.

[8] Laurence Pourchet, « Les transformations du corps de l’enfant : façonnage du visage et bandage du tronc de l’enfant à l’île de la Réunion », in Doris Bonnet et Laurence Pourchez, Du soin au rite dans l’enfance, éditions érès, 2007, 2010, p. 44.

[9] Lire Charles-Édouard de Suremain, « Au fil de la faja. Enrouler et dérouler la vie en Bolivie », in Doris Bonnet et Laurence Pourchez, op. cit., pp. 81-98.

[10] Voir le documentaire de Nicolas Montibert, « Au fil de la faja. Enrouler et dérouler la vie en Bolivie », Production IRD audiovisuel, 2005, in Doris Bonnet et Laurence Pourchez, op. cit.

[11] Pour un aperçu des rites traditionnels entourant la naissance, lire Béatrice Fontanel et Claire D’Harcourt, Bébés du Monde, éditions de La Martinière, 1998, pp. 63-99.

[12] Rahmani Slimane, Coutumes Kabyles du Cap-Aokas : la grossesse, la naissance et la vie de l’enfant jusqu’à la circoncision, Société historique algérienne, 1939, p. 52.

[13] Nacira Boudiaf, « Emmaillotement et représentation du corps chez l’enfant algérois », in Conception, naissance et petite enfance au Maghreb, Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans, 1997, http://books.openedition.org/iremam/2916.